Posté par hubertamani le 2 avril 2011
Publié dans Non classé | Pas de Commentaire »
Posté par hubertamani le 1 avril 2011
PAR HUBERT AMANI MENDAKU
INTRODUCTION GENERALE
Après nous être rendu compte, dans nos lectures sur Kant, de la notion de philosophie transcendantale dans ses œuvres critiques et de ses implications dans les différents courants actuels, par rapport au sujet et à l’objet, dans la théorie de la connaissance, le droit, la morale et, aujourd’hui, la physique quantique ; nous l’avons choisi comme notre sujet de recherche, étant donné le caractère imposé par cette pensée qui est en grande partie indépassable dans l’évolution de la pensée philosophique. C’est en fait cette notion de la philosophie transcendantale ou critique que nous allons essayer de comprendre, faisant une relecture des œuvres principales de Kant. Ce travail s’inscrit dans l’une des branches de la philosophie : la métaphysique. Il s’agit bien sûr de la métaphysique faisant couple avec la théorie de la connaissance, et donc l’épistémologie. Par ailleurs, pour actualiser ce sujet, certaines notions de morale kantienne s’avèrent importantes. L’intérêt que nous portons à ce sujet est celui de tenter de donner aux lecteurs en philosophie, la possibilité d’avoir une position chaque fois qu’ils entendront parler de Kant comme fossoyeur de la métaphysique ou comme philosophe d’un criticisme abstrait et sans importance concrète ; et d’essayer de comprendre pourquoi Kant fait toujours parler de lui.
Ce n’est pas au premier chef dans la perspective de la reconstitution historique que le criticisme de Kant se trouve ici examiné : bien davantage s’agit-il d’en apprécier, sans complaisance ni dédain, la fécondité pour nos réflexions et discussions d’aujourd’hui. Après tant de bouleversements intellectuels, politiques, sociaux, esthétiques ou culturels qui nous en séparent, comment peut-il se faire que l’œuvre de Kant demeure présente, de façon si accentuée et à vrai dire unique, dans des courants aussi divers de la philosophie contemporaine ? L’approche ici défendue, à travers une confrontation avec les objections parfois sévères issues de ces courants (éthique de la discussion, théorie de la justice, etc.), souligne l’originalité et la fécondité d’une pensée qui a su mettre au point une profonde mise en cause de la raison métaphysique sans détruire la rationalité comme telle. En vue de mesurer l’ampleur des transformations criticistes de la raison, ce travail conduit le lecteur dans un libre dialogue avec l’œuvre de Kant, des interrogations les plus radicales sur la finitude humaine jusqu’aux questions les plus concrètes et les plus présentes sur le droit et les renouvellements contemporains du cosmopolitisme.
La philosophie de Kant (le criticisme) est non seulement incontournable, elle est aussi, pour l’essentiel, toujours actuelle, notamment dans le domaine de l’épistémologie. Cette actualité lui est particulièrement reconnue par ceux qui tentent de comprendre philosophiquement les propositions, les expériences, les énoncés ou le formalisme mathématique qui est au fondement de la physique théorique et de la mécanique quantique. B. d’Espagnat nous donne la preuve à travers ses ouvrages à caractère épistémologique, toute la mesure de l’actualité du criticisme kantien. Cette actualité de la pensée kantienne ne saurait laisser indifférent quiconque brûle d’envie de la connaître en elle-même. Voilà qui justifie entre autres raisons (relatives à la morale, au droit, etc.), notre décision d’étudier Kant, et qui nous a motivé à réaliser le présent travail.
Emmanuel Kant s’est dit réveillé de son sommeil dogmatique par la critique de Hume sur le principe de causalité. Il construit son système qui trouve son apogée avec les trois ouvrages critiques (La Critique de la raison pure, La Critique de la raison pratique, Critique de la faculté de juger). Il s’agit pour Kant de voir la raison s’étudiant, se comprenant et se mettant en question elle-même. Il développe une théorie de la connaissance mettant l’accent sur les cadres a priori que possède l’homme ou qui sont en dehors de lui, comme fondement de toute connaissance. Ceux-là donnent aux intuitions ou au divers de la perception la forme d’une connaissance organisée. Kant recherche le fondement de la science non dans l’expérience, mais dans le sujet pensant. Il ne s’agit plus ici de l’empirique, mais du transcendantal, de la forme qui organise la matière ou de l’entendement qui donne forme à la sensibilité. Sous le nom d’analytique des concepts, il entend la décomposition jusqu’à lui peu tentée, de la faculté même de l’entendement, pour examiner la possibilité des concepts a priori en les cherchant uniquement dans l’entendement, comme dans leur vraie terre natale, et en analysant l’usage pure de cette faculté en général. Cette étude de l’entendement, des principes de toute connaissance et même du fondement de la morale constituera l’essentiel de la philosophie transcendantale de Kant dans le sens où nous voulons l’aborder. Il appelle « transcendantale » toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaitre, en tant que cela est possible a priori ou sur nos concepts a priori des objets. Un système de concepts de ce genre, Kant veut le comprendre comme une philosophie transcendantale. Celle-ci s’occupe des principes de la synthèse a priori. Elle est une critique a priori puisqu’elle n’a pas pour but d’étendre nos connaissances, mais de les rectifier et de nous fournir une pierre de touche qui nous permet de reconnaitre la valeur ou la non-valeur de toutes les connaissances a priori.
Dans sa philosophie transcendantale, Kant a limité la connaissance humaine aux objets tels que nous les composons, c’est-à-dire aux phénomènes ; les réalités dont nous n’avons nulle expérience sensible nous restant inconnaissables. Ainsi s’en suit-il que, par cette doctrine qu’il appelle lui-même idéalisme transcendantal, toute forme de métaphysique est bannie. Par ce fait, Kant a pu être considéré comme un fossoyeur de la métaphysique par certains de ses lecteurs. Dans cette pensée transcendantale, Kant affirme lui-même que le véritable problème de la raison pure se ramène finalement ou est renfermé dans cette question : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Poser cette question revient aussi, selon Kant, à se demander comment la science elle-même est possible. Telle est la question qui fonde la problématique de ce travail. En effet, parlant de la métaphysique, Kant pense que si cette dernière est restée dans un état précaire d’incertitude et de contradiction, la cause est imputable à ceci uniquement que cette question, peut-être même la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques, ne s’est pas présentée plus tôt aux Esprits.
Comme nous venons de le dire dans le point précédant, sous le nom d’analytique des principes, Kant entend la décomposition de la faculté même de l’entendement, pour examiner la possibilité des concepts a priori en les cherchant uniquement dans l’entendement et en analysant l’usage pur de cette faculté en général. En effet, ce serait là l’œuvre propre d’une philosophie transcendantale. Kant appelle transcendantale toute connaissance qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaitre, en tant que cela est possible a priori ou sur nos concepts a priori des objets. Un système de concepts de ce genre serait une philosophie transcendantale. Celle-ci s’occuperait des principes de la synthèse a priori. Elle serait une critique transcendantale puisqu’elle n’a pas pour but d’étendre nos connaissances, mais de les rectifier et de nous fournir une pierre de touche qui nous permettrait de reconnaitre la valeur ou la non valeur de toutes les connaissances a priori. Cette critique servirait à préparer un organon ou un canon de la raison pure, d’après lequel pourrait être exposé tant analytiquement que synthétiquement, le système complet de la philosophie de la raison pure, que ce système consisterait à en étendre ou seulement à en limiter la connaissance. Ce système n’a pas pour objet la nature des choses, mais plutôt l’entendement qui juge de la nature des choses, et encore l’entendement considéré au point de vue de sa connaissance a priori. Selon Kant donc, la philosophie transcendantale serait l’idée d’une science dont la critique de la raison pure doit esquisser tout le plan d’une manière architectonique, c’est-à-dire par principes, en assurant pleinement la perfection et la solidité de toutes les pièces qui composent l’édifice. Elle serait le système de tous les principes de la raison pure. La philosophie transcendantale appartiendrait donc à la critique de la raison elle-même. Celle-ci représente l’idée complète de celle-là, mais non pas la science même. La philosophie transcendantale contiendrait alors une théorie des éléments de la raison pure et une théorie de la méthode de cette même raison. La sensibilité et l’entendement appartiennent à la philosophie transcendantale. En tant qu’elle doit contenir des représentations a priori, qui constituent les conditions sous lesquelles les objets nous sont donnés, la sensibilité appartient à la philosophie transcendantale. La théorie transcendantale de la sensibilité doit former la première partie de la science des éléments, puisque les conditions sous lesquelles seuls les objets nous sont donnés précèdent nécessairement celles sous lesquelles ils sont pensés. Kant recherche dans le sujet les formes a priori qui commencent par constituer l’objet entant que tel, et qui rendent possibles les jugements synthétiques a priori dont la science est faite.
Quant à la méthode, nous utiliserons la méthode herméneutico-compréhensive. Il s’agira pour nous d’essayer de dire autrement ce que Kant lui-même a dit. Cependant, nous fournirons l’effort d’émettre un point de vue critique.
Il est vrai que, dans le département de philosophie de l’Université de Lubumbashi, plusieurs de nos prédécesseurs étudiants ont travaillé sur la philosophie de Kant, mais ils n’ont pas encore touché d’une manière explicite à cette question concernant le plan du système complet de la philosophie transcendantale.
La plupart d’entre eux ont parlé de la question du processus de la connaissance (à savoir : Okitangongo Lokana, La contribution de la Critique de la raison pure de Kant à la problématique de la connaissance , 1978-1979; Mpanga Umba Guy, La connaissance humaine et ses erreurs dans le rapport entre le phénomène et le noumène chez Kant, 1999-2000 ; Ngandu Dianda, Le pouvoir de la connaissance et les abus de la raison pure chez Kant, 2001-2002), ce qui parait n’être qu’une partie de la philosophie transcendantale ; alors que d’autres (Kananga Elvirawa Kumpala, La nature de la morale selon E. Kant, 1999-2000 ; Kinkonde Makwaba, la modestie et sa portée épistémologique chez E. Kant ; Banza Kalamba, Le principe kantien de la dignité humaine et son impact sur la dignité de l’homme, 2002-2003 ; Mwembo Mulemba, La conception de la morale chez E. Kant, 2005-2006 ; Mulamba Tshikudi Pierre, La conception de la liberté chez Kant, 2006-2007) par contre ont évoqué les questions relevant de la morale, notamment : le principe de la dignité humaine, la valeur du devoir moral, la quiddité de la morale kantienne, la liberté, la modestie et sa portée épistémologique. Dans le domaine de la métaphysique, quelques travaux ont été élaborés, qui ont tantôt parlé de la chose en soi chez Kant, tantôt de la relation entre phénomène et noumène ; ou alors du bannissement de la métaphysique pré-critique, de l’esthétique critique et la question des Lumières. Nous avons répertorié deux travaux qui ont traité des notions politiques, à savoir la démocratie et le problème de la paix (Hombo Iyebel Daclô, Conception de la démocratie chez Kant, 1991-1992 ; Mwepu Kazadi, Pour un renouvellement de la question de la paix chez E. Kant, 1995-1996)
L’un de tous ces travaux avait une formulation qui devrait normalement inclure toute la philosophie transcendantale (Kanyinda Ntambo, Grandeur et limite de la raison humaine chez Emmanuel Kant, 2001-2002), cependant nous nous sommes rendu compte que la problématique de ce travail était aussi circonscrite dans le sillage de la théorie de la connaissance, tournant autour des questions suivantes : quelle est la voie sure pour l’acquisition du savoir ? Quelles sont les attitudes à prendre dans la recherche de la vérité ? La critique entant que méthode, peut-elle avoir sa place dans l’acquisition de nos connaissances ? A quel niveau peut-on parler de la puissance de la raison humaine ? Pourquoi avoir des limites dans l’exercice de la connaissance ? La modestie scientifique peut-elle nous permettre d’accéder à la vraie connaissance ?
La plupart des travaux ont tourné autour de ces questions. Notre spécificité sera donc la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori comme préalable à toute science qui se veut nécessaire et universelle, la métaphysique y compris. Comme nous le verrons dans le point qui suit, parler de la philosophie transcendantale chez Kant implique deux grandes parties, ainsi que le disait Gilbert Hottois.[1]
En plus de cette introduction générale, notre travail comprendra quatre chapitres, dont le premier que nous intitulerons Le questionnement kantien, mettra en évidence les grandes questions que s’est posé Kant et auxquelles il a répondu dans ses ouvrages. Les plus importantes de ces questions sont les suivantes : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Ces trois questions concourent toutes à la question anthropologique : Qu’est-ce que l’homme ? En plus de ces questions, d’autres seront aussi traitées ; nous les découvrirons dans le premier chapitre. Quant au deuxième chapitre, nous l’intitulerons De la pensée transcendantale chez Kant. Ce chapitre sera pour nous la partie essentielle de ce travail ; en effet c’est ici que nous exposerons les deux grandes parties de la philosophie transcendantale de Kant, à savoir la théorie transcendantale des éléments et la méthodologie transcendantale. Plusieurs points étaleront ces notions. Viendra ensuite le troisième chapitre dans lequel nous développerons la critique que Kant a faite à la métaphysique en vue de la refonder en lui donnant des bases solides, c’est-à-dire nécessaires et universelles. Il ne fossoie pas toute sorte de métaphysique comme pourraient le croire, à première vue, certains de ses lecteurs ; par contre, il renverse la métaphysique dogmatique et fonde la métaphysique critique et celle des mœurs. Enfin, nous finirons ce travail par le quatrième chapitre qui a son importance particulière, par le fait que c’est en son sein que nous allons essayer d’actualiser notre sujet. C’est ici que nous parlerons de « Kant aujourd’hui ». Nous montrerons que la pensée de Kant fait encore parler d’elle aujourd’hui à travers plusieurs courants et idées : notamment dans le droit (de l’homme), et surtout dans la morale de l’universelle dite a priori, et de ses implications dans la vie concrète l’homme en général et des congolais en particulier. Si nous atteignons ces objectifs, alors une conclusion générale clôturera le travail.
Pour l’élaboration de ce travail, nous nous servirons de plusieurs ouvrages de Kant dont la Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976 ; la Critique de la raison pratique, P.U.F., Paris, 1943 ; la Critique du jugement, Vrin, Paris, 1951 ; le Fondement de la métaphysique des mœurs, Vrin, Paris, 1987 ; les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Vrin, Paris, 1986 ; etc. Cependant, pour une meilleure appréhension de l’œuvre kantienne dont la terminologie est non moins difficile, nous utiliserons aussi d’autres ouvrages sur Kant : il s’agit de : Boutroux, E., La philosophie de Kant, Vrin, Paris, 1926 ; Combès, J., L’Idée critique chez Kant, P.U.F., Paris, 1971 ; Hersch, J., L’étonnement philosophique, une histoire de la philosophie, Gallimard, Paris, 1993.et d’autres ouvrages dont vous découvrirez la bibliographie à la fin de ce travail.
Dans ce chapitre, nous voulons traiter des questions importantes que s’est posées notre penseur, Kant ; questions auxquelles les réponses constituent presque toute l’œuvre du penseur rationaliste. Il s’agit notamment des questions concernant la connaissance, l’agir, l’espérance et des questions de possibilité de la mathématique pure, de la science pure de la nature, de la métaphysique en général et de la métaphysique comme science. Kant va ainsi examiner notre capacité de connaitre, se laissant guider par la première de ses quatre questions : « que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? »[2]
Kant a transformé radicalement les concepts et perspectives philosophiques : il a fait du sujet le centre de la connaissance et montré que cette dernière, relative, dépend des structures a priori de la sensibilité et de l’entendement. Il est désormais difficile, après lui, de philosopher comme avant lui, se montrant du coup comme incontournable dans l’histoire de la philosophie. Dans ce point, nous allons essayer de définir, avec Kant lui-même, les concepts importants dont la compréhension est indispensable dans ce travail.
Pour Kant, l’homme a trois facultés : la sensibilité, l’entendement et la raison. La première est la faculté des représentations, c’est par elle que des objets nous sont donnés et c’est encore elle qui nous fournit des intuitions. Elle tient à la nature corporelle de l’être humain : elle est la faculté d’avoir des expériences ou des perceptions dont les contenus sont toujours particuliers.
Bref, « la sensibilité est la capacité de recevoir des représentations des objets grâce à la manière dont ils nous affectent. C’est donc au moyen de la sensibilité que des objets nous sont donnés, et elle seule nous fournit des intuitions »[3], dit-Kant.
La deuxième faculté dont parle Kant est l’entendement. Alors que la sensibilité est passive, l’entendement quant lui, est une fonction active de l’esprit. Il pense les objets, c’est-à-dire qu’il fait la synthèse des impressions sensibles ordonnées dans l’espace et le temps. L’entendement est donc la faculté qui relie les sensations grâce à des catégories, il est « la faculté des règles »[4] selon la définition que lui donne Kant. La troisième et dernière faculté de l’homme est la raison. Nous le savons déjà, les ouvrages principaux du système kantien sont des critiques de la raison. Nous voyons ainsi combien cette faculté de l’homme est aussi importante que les autres. Alors que l’entendement est la faculté des règles, la raison, elle, est la faculté des principes. Elle est la faculté de produire et d’appliquer des catégories, des lois et des principes généraux. Subsumer le particulier (une perception ou un acte particulier, par exemple) sous une catégorie ou un principe général, c’est juger. La raison est cette faculté de juger qui s’exprime par des propositions dans lesquelles un prédicat général est attribué à un sujet particulier. Dans sa première œuvre critique, Kant appelle raison la pensée en tant qu’elle cherche à connaitre, donc la pensée théorique développée par le sujet connaissant :
« La raison est la faculté qui nous fournit les principes de la connaissance a priori. La raison pure est donc celle qui contient les principes au moyen desquels nous connaissons quelque chose absolument a priori. Un organon de la raison pure serait un ensemble de tous ces principes d’après lesquels toutes les connaissances pures a priori peuvent être acquises et réellement constituées. Une application détaillée de cet organon fournirait un système de la raison pure. »[5]
Après ce qui vient d’être dit sur les trois facultés de l’homme, voyons maintenant trois concepts beaucoup utilisés par Kant dans ses trois ouvrages critiques. Il s’agit des concepts : a priori, pur et transcendantal. Tous ces trois concepts excluent ce qui entre en rapport avec l’expérience. Concernant le terme « pur », il y a un usage spécifiquement kantien de ce mot ; il signifie que la critique traite de la raison en tant qu’elle ne doit rien à l’expérience, en tant qu’elle ne puise qu’en elle-même, en tant qu’elle n’est en aucune façon mêlée à des résultats empiriques, à des données provenant des sens. L’objet de la critique est donc la forme pure de la pensée, telle qu’elle est avant l’expérience et en tant qu’elle conditionne celle-ci.
« J’appelle pures (dans le sens transcendantal) toutes représentations où l’on ne trouve rien qui se rapporte à la sensation. La forme pure des intuitions sensibles en général dans laquelle tout le divers des phénomènes est perçu par intuition sous certains rapports, est donc a priori dans l’esprit. »[6]
Kant se sert encore d’un autre concept, dont le sens est à peu près (non pas exactement) le même que « pur » : c’est le terme a priori, par opposition à a posteriori. Est a priori ce qui se trouve dans l’esprit avant toute expérience ; est a posteriori ce qui provient de l’expérience. Ainsi donc la critique de la raison pure se donne pour tache l’examen de la pensée théorique par elle-même, en tant qu’elle contient de l’a priori. Un autre concept qui va nous intéresser le plus est celui de « transcendantal ». Kant appelle « transcendantales » les formes a priori de la raison et de l’expérience. Une connaissance transcendantale est celle qui ne porte point en général sur les objets, mais sur notre manière de les connaitre, en tant que cela est possible a priori. Selon lui, la tache de la philosophie est de décrire ces formes transcendantales et d’en faire l’inventaire. C’est la tache critique qui consiste à distinguer dans la connaissance, et d’une façon plus générale dans tous les aspects de l’existence humaine, entre ce qui est forme, structure générale, a priori, nécessaire ; et ce qui est matière, contenu, particulier, a posteriori, contingent. Ainsi la philosophie kantienne est-elle dite critique ou transcendantale. Cependant, tout ce qui est a priori n’est pas nécessairement transcendantal même si l’inverse est vrai. Voici l’observation de Kant à ce propos :
« Je fais ici une remarque qui a son importance pour toutes les considérations qui vont suivre, et qu’il ne faut pas perdre de vue ; c’est que le nom de transcendantal ne convient point à toute connaissance a priori, mais seulement à celle par laquelle nous connaissons que certaines représentations (intuitions ou concepts) sont appliquées ou possibles simplement a priori, (et comment elles le sont). (Cette expression de transcendantal désigne) la possibilité de la connaissance et son usage a priori.) Ainsi, ni l’espace, ni aucune détermination géométrique a priori de l’espace ne sont des représentations transcendantales ; la connaissance de l’origine non empirique de ces représentations, et la possibilité qu’elles ont néanmoins de se rapporter a priori à des objets d’expérience peuvent seules être appelées transcendantales. De même, l’application de l’espace à des objets en général serait transcendantale ; (…) »[7]
Le terme critique chez Kant, signifie que la pensée se met elle-même en question pour évaluer sa propre portée. Ainsi le mot « critique » a-t-il pris un sens nouveau par rapport à l’histoire de la philosophie d’avant Kant : il ne s’agit plus d’une discussion lâche des données traditionnelles, dispersées en raison de son exubérance, de ses regrets et de ses tentations ; il s’agit de fonder cette discussion, d’établir ce qu’elle accepte au moyen d’une justification rigoureuse, et d’expliquer, à la fois pour en rendre compte et pour l’éliminer, ce qu’elle rejette ; ce fondement ne peut être trouvé que dans les facultés de l’esprit humain, responsable, comme le rappelle Kant lorsqu’il définit les Lumières, de ses devoirs et de ses erreurs : « la critique est donc l’acte par lequel le philosophe rapporte les représentations constituées à leurs sources, les facultés constituantes ».[8] Selon Kant, rien ne doit échapper à la critique ; notre philosophe l’avait dit lui-même dans la préface de la critique de la raison pure :
« Notre siècle est proprement le siècle de la critique, à laquelle il faut que tout soit soumis. La religion, par sa sainteté ; la législation, par sa majesté, veulent ordinairement s’y soustraire. Mais alors elles éveillent contre elle un juste soupçon et ne peuvent prétendre au respect sans déguisement que la raison accorde seulement à ce qui a pu soutenir son libre et public examen. »[9]
L’intuition est le mode par lequel la connaissance se rapporte immédiatement aux objets et que toute pensée prend comme moyen pour les atteindre. Elle est essentielle dans le processus de la connaissance : il n’y a pas de concept sans intuition sinon le concept serait vide. Quant à la sensation, elle est l’impression d’un objet sur la capacité de représentations, en tant que nous sommes affectés par lui. Est empirique, toute intuition qui se rapporte à l’objet par le moyen de la sensation. Par conséquent, sera appelé phénomène l’objet indéterminé d’une intuition empirique, c’est-à-dire l’objet tel que nous le percevons, contrairement au noumène qui est une chose en soi que l’on ne peut appréhender par l’expérience sensible. Comme chose en soi, le noumène est un objet extérieur réel inconnaissable, par opposition à tout objet d’expérience possible, c’est-à-dire ce que les choses sont pour nous (les choses telles que nous les composons), relativement à notre mode de connaissance.
Dans le processus de la connaissance, tous les éléments que nous venons de définir avec Kant sont pour lui indispensables, nécessaires et universels. Ainsi il y a la matière et la forme de la connaissance :
« Ce qui, dans le phénomène, correspond à la sensation, je l’appelle matière de ce phénomène ; mais ce qui fait que le divers qu’il y a en lui est ordonné suivant certains rapports, je le nomme la forme du phénomène. La matière de tout phénomène nous est donnée a posteriori tandis que la forme doit être a priori dans l’esprit. »[10]
Dans l’analogie de l’expérience, Kant affirme que « l’expérience est une connaissance empirique c’est-à-dire une connaissance qui détermine un objet par des perceptions. »[11]Quant à la synthèse, Kant lui donne une définition particulière. La spontanéité de notre pensée exige pour faire une diversité de cette connaissance qu’elle soit d’abord parcourue, recueillie et liée de quelque façon. Cette acte, Kant l’appelle synthèse et voici comment il la définit :
« J’entends donc par synthèse, dans le sens le plus général de ce mot, l’acte qui consiste à ajouter diverses représentations les unes aux autres et à en réunir la diversité en une connaissance.»[12]
En définitive, disons que la philosophie transcendantale sera, pour Kant, l’idée science dont la critique de la raison pure doit esquisser tout le plan d’une manière architectonique, c’est-à-dire par principe, en assurant pleinement la perfection et la solidarité de toutes les pièces qui composent l’édifice. Elle sera le système de tous les principes de la raison pure. Si la critique ne porte pas déjà elle-même le titre de philosophie transcendantale, cela vient simplement de ce que, pour être un système complet, il lui faudrait renfermer aussi une analyse détaillée de toute la connaissance humaine a priori. Kant affirme lui-même que c’est
« à la critique de la raison pure qu’appartient donc tout ce qui constitue la philosophie transcendantale, et elle représente l’idée complète de la philosophie transcendantale, mais non pas cette science même. Elle ne s’avance en effet dans l’analyse qu’autant qu’il est nécessaire pour juger parfaitement la connaissance synthétique a priori (…) La philosophie transcendantale n’est donc qu’une philosophie de la raison pure spéculative. En effet, tout ce qui est pratique, en tant qu’impliquant des mobiles, se rapporte à des sentiments dont les sources sont empiriques.» [13]
La pensée philosophique évoluant comme une spirale d’étonnements, questions, réponses et mises en question, ce que nous voulons dire dans ce point n’est pas que la philosophie de Kant soit une continuation du système humien, moins encore son éloge. Cependant, le point de départ de Kant est une mise en question de l’empirisme sceptique de Hume. Nous sommes au XVIIIème siècle, les manifestations de doute sur la possibilité de métaphysique se multiplient. Ainsi Kant rédige-t-il la Critique de la raison pure, dont la première édition sort en 1781 et la seconde en 1787. C’est la période critique qui voit Kant réveillé de son sommeil dogmatique par la lecture de David HUME. Il s’agit au point départ de HUME, en ce qui concerne la métaphysique, du concept de la relation de cause à effet.
Comment est-il possible, en effet, que lorsqu’il nous est donné un concept, nous puissions le dépasser et y rattacher un autre concept qui n’y est pas du tout contenu, tout comme s’il lui appartenait nécessairement ? Selon Hume, seule l’expérience peut nous fournir de telles relations et toute connaissance a priori n’est rien d’autre qu’une longue habitude que l’on a de trouver quelque chose vrai et de considérer par la suite, la nécessité subjective comme objective. Hume affirme en outre que la raison n’a pas droit de penser qu’une chose puisse être de telle nature qu’une fois posée, il s’en suive nécessairement qu’une autre doive y être posée. [14] Une telle conception implique, selon lui, l’affirmation de nécessité. Il n’est pas possible, dit-il, de concevoir comment, parce qu’une chose est, une autre chose serait nécessairement, et comment on peut a priori introduire le concept d’une telle relation. La raison se fait tout à fait illusion en considérant à tort cette notion de causalité comme sa propre progéniture, alors qu’elle n’est qu’un bâtard de l’imagination qui, fécondée par l’expérience, a placé certaines représentations sous la loi d’association, faisant passer la subjectivité qui en dérive pour une nécessité objective fondée sur la connaissance. Toutes les prétendues notions a priori ne sont que des expériences communes faussement estampillées, il n’y a pas et il ne saurait y avoir de métaphysique. C’est ici que Hume met en question des notions alors considérées comme acquises. Dans les lignes qui suivent, Kant reconnait cette influence de Hume pour la rédaction de sa première œuvre critique :
« Or, en ce qui concerne mon travail dans la Critique de la raison pure, travail qui était occasionné par cette doctrine sceptique de Hume, mais qui alla beaucoup plus loin et embrassa tout le champ de la raison pure théorique dans l’emploi synthétique et par conséquent aussi ce qu’on appelle d’une façon générale la métaphysique, j’ai procédé de la manière suivante, à propos du doute du philosophe écossais sur le concept de la causalité. Que Hume, s’il prenait (comme cela arrive du reste presque partout) les objets de l’expérience pour des choses en soi, déclarât le concept de la cause un mensonge et une illusion, il avait tout à fait raison ; car par rapport aux choses en soi et à leurs détermination comme telles, on ne peut savoir (einsehen) comment et pourquoi (wie darum), de ce qu’une chose A, est posée, une autre chose B doit aussi être posée nécessairement. Par conséquent, il ne pouvait en aucune façon admettre une telle connaissance a priori des choses en soi. Encore moins cet Esprit pénétrant pouvait-il accorder à ce concept une origine empirique, qui est en contradiction expresse avec la nécessité de la connexion qui forme l’élément essentiel du concept de la causalité ; par conséquent le concept était proscrit et à sa place était introduite l’habitude dans l’observation du cours des perceptions. »[15]
Nous voyons que c’est à ce niveau que Hume tire Kant de son sommeil dogmatique. Ce dernier était comme emprisonné dans le vaste système, cohérent, assuré, construit par Leibniz ; dans une philosophie embrassant un savoir si riche et si rigoureusement organisé qu’il est possible de s’y tenir et d’y vivre. Le « sommeil dogmatique », c’est le contraire de l’attitude critique. Kant vivait content, exempt de doute critique, à l’intérieur d’une doctrine solide.
Hume en revanche, en mettant en question la connaissance elle-même, en s’interrogeant sur le concept de causalité, a tiré Kant de son sommeil dogmatique. Et si ce dernier s’est éveillé, ce n’est pas que la pensée de Hume lui donnait satisfaction ; au contraire : ce qu’elle ne le satisfaisait aucunement. Hume a posé le problème de la causalité, et il l’a résolu d’une manière inacceptable pour Kant. C’est qui l’éveilla pour déclarer ce qui suit :
« L’illustre David Hume a été un de ces géographes de la raison humaine : il crut avoir suffisamment répondu à toutes ces questions, en les reléguant au-delà de cet horizon de la raison, qu’il ne put cependant déterminer. Il s’arrêta surtout sur le principe de causalité, et remarqua fort justement que la vérité de ce principe (que même la valeur objective du concept d’une cause efficiente en général) ne repose sur aucune connaissance a priori, et par conséquent son autorité ne vient nullement de son utilité générale dans le cours de l’expérience et de la nécessité subjective qui en résulte et qu’il nommait habitude. De l’impuissance de notre raison à faire de ce principe un usage qui dépasse toute expérience, il conclut la vanité générale de toute prétention de la raison à sortir de l’empirique. »[16]
Kant s’étonne face au fait que la science en général puise exister ; qu’il y ait en fait un savoir nécessaire et universel. Il devait partir de la critique de Hume pour bâtir sa propre théorie. Il considère que le doute humien peut s’étendre au-delà de la causalité. Lorsque nous pensons certains objets nous relions plusieurs représentations et nous en faisons une unité. La question que pose Kant est de savoir si dans ce cas aussi nous saisissions le lien même qui nous unit aux choses elles-mêmes dans l’immédiateté de la perception ou si nous ne créons pas ces liens par déduction. Si tel est cas, d’où vient ce lien ? D’une façon générale, qu’est-ce qui donne à nos représentations leur rapport à l’objet ? Par ailleurs, la chose que nous connaissons n’est pas en nous, qu’est-elle alors ? Nous savons cependant que nous ne sommes pas si nous n’avons pas devant nous des objets ; si nous sommes dépourvus de la perception d’un donné, que sommes-nous donc sans elle ? Comment l’accord est-il possible entre les représentations et la réalité ? Comment connaitre l’objet si tout nous vient de lui et rien que de lui ? Telles sont les questions que pose Kant. Il avait pour Hume la plus vive admiration. Or ce dernier affirme que la causalité ne repose que sur l’habitude. Kant, épris de la certitude et de l’évidence des mathématiques, où tout doute est exclu, ne peut se satisfaire d’une telle explication : l’habitude est incapable de ne fonder aucune sorte de certitude. Hume a eu le grand mérite de poser le problème du fondement de la causalité, en un temps où la physique se fondait sur le déterminisme. Aujourd’hui, la causalité a perdu quelque chose de l’importance exclusive qu’elle avait pour la physique du XVIIIème siècle, pour laquelle elle était une exigence absolue et décisive. Ainsi donc Kant se dit qu’il est impossible de fonder une science qui se veut certaine sur quelque chose d’aussi incertain que l’habitude. Il ne se demande pas si la physique existe, ou si la science existe. Nous sommes à l’époque de Newton, il n’est plus possible de mettre en doute la réalité de la science, de la physique : elle existe, c’est un fait. Et elle est toute entière fondée sur le principe de causalité. Si donc la causalité ne repose que sur quelque chose d’aussi aléatoire que l’habitude, il n’y aurait pas de véritable science. Or il y en a une. D’où la question posée par Kant : Comment la science est-elle en général possible ?
Tel est le point de départ de la Critique de la raison, particulièrement influencé par la critique humienne de la causalité. Et Kant montre son admiration pour Hume tout en soulevant des objections ; nous pouvons le constater dans la citation suivante de la Critique de la raison pure :
« Comme Hume est peut-être le plus ingénieux de tous les sceptiques, et sans contredit celui qui montre le mieux l’influence que peut avoir la méthode sceptique pour provoquer un examen fondamental de la raison, il n’est pas sans intérêt d’exposer, autant que cela convient à mon dessein, la marche de ses raisonnements et les erreurs d’un homme si pénétrant et si estimable, erreurs qui n’ont pris naissance que sur le sentier de la vérité (…) Il tint donc pour imaginaires tous les prétendus principes a priori de la raison, et il crut qu’ils n’étaient autre chose qu’une habitude résultant de l’expérience et de ses lois, c’est-à-dire que des règles empiriques et contingentes en soi auxquelles nous attribuons à tort la nécessité et l’universalité (…) Mais les erreurs sceptiques de cet homme, d’ailleurs si pénétrant, vinrent surtout d’un défaut qui lui est commun avec tous les dogmatiques, à savoir qu’il ne considérait pas systématiquement toutes les espèces de synthèses a priori de l’entendement. »[17]
Devant cette interrogation, le philosophe qui a déjà lu Kant, pensera non seulement à la théorie de la connaissance de ce dernier, mais aussi et surtout à son idéalisme transcendantal. En effet, dans son idéalisme transcendantal, Kant apparait vraiment comme un fossoyeur de la métaphysique par sa limitation de la connaissance aux apparences ou phénomènes. Les choses en soi ne sont que des idées, en ce qui concerne la connaissance que nous en pouvons avoir ; nous ne pouvons connaitre les choses que par rapport à nous, c’est-à-dire en tant que phénomènes. La réponse à cette question concernant la connaissance, c’est toute la critique de la raison pure. La raison humaine est incapable, dans son usage théorique, de franchir les limites du monde phénoménal. Si elle ose traverser ces dernières, elle se bute à des antinomies qui sont des propositions contradictoires, mais vrai au même moment. Nous traiterons encore cette question concernant l’idéalisme transcendantal dans le troisième chapitre de notre travail. Voyons déjà comment Kant exprime cela dans la Critique de la raison pure :
« Nous avons suffisamment établi dans l’esthétique transcendantale que tout ce qui est perçu par intuition dans l’espace et dans le temps ou que tous les objets d’une expérience possible pour nous ne sont pas autre chose que des phénomènes, c’est-à-dire de simples représentations, et en tant que nous nous les représentons comme des êtres étendus ou des séries de changements, ils n’ont point en dehors de nos pensées d’existence fondée en soi. C’est point de doctrine que je désigne sous le nom d’idéalisme transcendantal. »[18]
Kant avance le principe qu’il faut admettre une double source a priori de la connaissance : la sensibilité et l’entendement purs. La sensibilité et l’entendement sont bien distincts, car chacun a sa perfection qui n’est pas celle de l’autre. Il est faux que les données de l’entendement soient toujours claires et celles de la sensibilité toujours obscures. Les mathématiques ressortissent à la sensibilité et elles sont claires. La métaphysique quant à elle, dépend de l’entendement et elle est obscure. En revanche, l’entendement fournit une connaissance claire des données morales, telles que les concepts de droit, de devoir ; et la sensibilité a son obscurité, par exemple dans la connaissance des qualités secondes. La sensibilité est claire quand elle construit a priori ; l’entendement, quand il dégage l’universel. Telles sont ces deux facultés considérées du point de vue de leur nature. Considérées du point de vue de leur rôle, elles ne diffèrent pas moins. Par la sensibilité, les choses sont présentées à notre esprit comme une matière ; par l’entendement, ces choses sont posées, c’est-à-dire posées en dehors de nous comme déterminées. Voyons ad litteram comment Kant l’exprime lui-même :
« Notre connaissance découle dans l’esprit de deux sources principales, dont la première est la capacité de recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), et la seconde la faculté de connaitre un objet au moyen de ces représentations (la spontanéité des concepts). Par la première, un objet nous est donné ; par la seconde, il est pensé dans son rapport à cette représentation (comme simple détermination de l’esprit.) Intuition et concept, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni une intuition sans les concepts ne peuvent fournir aucune connaissance (…) Nous désignons sous le nom de sensibilité la capacité qu’a notre esprit de recevoir des représentations, en tant qu’il est affecté de quelque manière ; par opposition à cette réceptivité, la faculté que nous avons de produire nous-mêmes des représentations, ou la spontanéité de notre connaissance s’appelle entendement (…) De ces deux propriétés, aucune n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné ; sans l’entendement, nul ne serait pensée. Des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. »[19]
D’une manière brève, à la question « que puis-je savoir ? », Kant répond que l’homme n’est capable d’acquérir une connaissance scientifique et démontrable que des objets se situant dans les limites du temps et de l’espace ; les objets se situant en dehors de ce champ d’expérience, c’est-à-dire, en ordre principal, Dieu, l’immortalité de l’âme et la liberté du Moi, demeurent à jamais inaccessibles. La question fondamentale est de déterminer si la métaphysique comme savoir rationnel ultime est possible. Cette interrogation essentielle pour la philosophie, qui a toujours été portée à s’identifier par excellence à la métaphysique, conduit Kant à poser la question du savoir en général. A quelle condition un savoir rationnel est-il possible, quelles sont ses conditions de possibilité et de validité ? Quelles sont éventuellement ses limites ? Le modèle scientifique auquel Kant songe et dont il veut expliciter les fondements et les limites est la physique newtonienne.
Cette deuxième question principale de Kant aborde le problème concernant l’agir humain. Qu’est-ce que l’homme doit faire, comment doit-il agir ? Il est important de saisir le verbe « devoir » ici dans sa quiddité exprimant la nécessité, l’obligation. C’est la raison elle-même qui répond à cette question fondamentale par l’impératif catégorique. Les lois auxquelles l’homme, en tant que citoyen du monde, doit obéissance sont les créations de sa propre raison : la raison comme telle est originairement législatrice. Par cette injonction purement formelle, la raison humaine libère l’homme tant de ses intérêts personnels égoïstes que de l’aliénation qu’impliquerait le contenu de préceptes moraux déterminés : ne sachant comment il doit se comporter dans des cas particuliers, il est amené à agir conformément à la loi supérieure de la raison. Ainsi, alors que, en sa qualité d’être naturel, il est entièrement déterminé, en sa qualité d’être moral, c’est-à-dire de personne qui est une chose en soi et une fin en soi, il voit s’ouvrir devant lui la route de la liberté. L’impératif catégorique, comme déterminateur d’action, est unique, nous dit-Kant ; et voici sa formulation :
« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle (…) Agis comme si la maxime de ton action devait être érigée par ta volonté en loi universelle de la nature. »[20]
Kant veut, en outre, que toute action humaine soit considérée comme l’action d’un être raisonnable. Pour lui, la nature raisonnable existe comme fin en soi et non pas comme moyen dont on userait à son gré. Il ajoute que c’est pour cette raison que les êtres non raisonnables sont appelés choses ; en effet, ils peuvent être utilisés comme moyen. Ici encore, nous retrouvons un impératif pratique, une injonction de plus dans l’action humaine : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[21]
De ce qui précède, nous comprenons qu’à la question « que dois-je faire ? », Kant répond : je dois faire le devoir pour le devoir, sans intérêt, c’est-à-dire la loi se faisant commandement pour être un impératif. Cet impératif, quand il est catégorique, il reste inconditionné, a priori, transcendantal. L’impératif catégorique est dont une loi qui s’impose par sa nécessité et son universalité. Ceci dit, mettons la dernière main à ce point en énonçant cette autre formule de l’impératif catégorique :
« Agis selon des maximes qui puissent se prendre en même temps elles-mêmes pour objet comme lois universelles de la nature. C’est donc ainsi qu’est constituée la formule d’une volonté absolument bonne.»[22]
Ce qui m’est permis d’espérer, c’est le souverain bien qui n’est possible que par la supposition de trois postulats de la raison pure pratique : l’immortalité de l’âme, la liberté et l’existence de Dieu. Kant commence par préciser que le concept « souverain » peut signifier suprême ou parfait. Quand il signifie suprême, il est inconditionné, il n’est pas subordonné ; et quand il signifie parfait, il est un tout qui n’est point une partie d’un tout plus grand de même espèce. Kant s’applique ensuite à déterminer le souverain bien. En effet, dit-il, si l’objet de mon espérance est le souverain bien, que désigne ce dernier ? C’est ici que le philosophe rationaliste essaie d’unir les épicuriens et les stoïciens. Le souverain bien, c’est la vertu allant de pair avec le bonheur. Pour l’épicurien en fait, avoir conscience de sa maxime conduisant au bonheur, c’est là la vertu ; cependant quant au stoïcien, avoir conscience de sa vertu, voilà le bonheur. Nous pouvons retrouver cette idée dans les lignes qui suivent :
« En tant donc que la vertu et le bonheur constituent ensemble la possession du souverain bien dans une personne et qu’en outre le bonheur est tout à fait exactement proportionné à la moralité (ce qui est la valeur de la personne et la rend digne d’être heureuse), ils constituent le souverain bien d’un monde possible, ce qui veut dire le bien entier et complet, dans lequel cependant la vertu est toujours, comme condition, le bien suprême, parce qu’il n’y a pas de condition au dessus d’elle, parce que le bonheur est toujours une chose à la vérité agréable pour celui qui la possède, qui toute fois par elle seule n’est pas bonne absolument et à tous égards, mais suppose en tout temps, comme condition, la conduite morale conforme à la loi (gesetzmässige). »[23]
Les morales anciennes (hédonistes) ont conçu le bonheur comme souverain bien, la vertu n’était qu’un moyen pour l’atteindre. Pour Kant cependant, le but de la moralité n’est pas d’abord le bonheur, mais le respect pour la loi entraîné par la conscience morale. La vertu unie au bonheur, c’est cela le souverain bien qu’il est permis d’espérer. Ce souverain bien n’est possible comme exercice éthique que par la supposition de trois postulats de la raison pratique cités plus haut.
« Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de la liberté considérée positivement (comme causalité d’un être, en tant qu’il appartient au monde intelligible) et de l’existence de Dieu. Le premier découle de la condition pratiquement nécessaire de l’indépendance à l’égard du monde des sens et de la faculté de déterminer sa propre volonté, d’après la loi d’un monde intelligible, c’est-à-dire de la liberté ; le troisième, de la condition nécessaire de l’existence du souverain bien dans un tel monde intelligible, par la supposition du bien suprême indépendant, c’est-à-dire de l’existence de Dieu. »[24]
Pour Kant, cette connaissance vaste qu’est la mathématique, est en extension admirable. Elle est certainement apodictique, absolument nécessaire. Par conséquent, elle est transcendantale dans le sens kantien du terme, et purement produite par la raison. La mathématique est aussi synthétique. Ainsi, la question posée ci-dessus peut être reposée autrement : comment est-il possible que la raison humaine parvienne à constituer complètement a priori une telle connaissance, c’est-à-dire sans passer par l’expérience ? Kant affirme que toute connaissance mathématique doit commencer par présenter son concept dans l’intuition, c’est la condition première et suprême de sa possibilité.
« Cette remarque concernant la nature de la mathématique nous procure dès maintenant une indication sur la condition première et suprême de sa possibilité : il faut qu’elle ait pour fondement quelque intuition pure, où elle puisse présenter tous ses concepts in concreto et cependant a priori, ce qui s’appelle : les construire. »[25]
Kant renchérit que la découverte de cette intuition explique aussi la possibilité des propositions synthétiques a priori dans la mathématique pure et la possibilité de celle-ci. Cependant, une question se pose, celle de savoir comment l’intuition peut bien précéder l’objet lui-même. Ainsi quelles intuitions nous aident-elles à la fondation de toutes les connaissances de la mathématique pure ? Kant répond lui-même à cette question :
« Or l’espace et le temps sont les intuitions sur lesquelles la mathématique pure fonde toutes ses connaissances et tous ses jugements, qui se présentent à la fois comme apodictiques et nécessaires ; car il faut que la mathématique commence par présenter ses concepts dans l’intuition et la mathématique pure doit se présenter dans l’intuition pure ; (…) »[26]
Ceci dit, Kant considère cette question comme étant résolue : la mathématique pure n’est possible comme connaissance synthétique a priori que parce qu’elle s’attache exclusivement aux objets des sens dont l’intuition empirique se fonde sur une intuition pure de l’espace et du temps qui est une simple forme de la sensibilité.
Kant définit la nature dans la mesure où elle est déterminée selon des lois universelles, comme l’existence des choses. Pour lui, si la nature désignait l’existence des choses en elles-mêmes, nous ne pourrions jamais la connaitre ni avant ni après l’expérience. L’existence d’une science pure de la nature est un fait ; la question ici est de savoir comment cela est possible. Cette science pure de la nature précède toute physique, elle s’exprime a priori par des propositions apodictiques.
« Or c’est un fait que nous disposons d’une science pure de la nature qui expose, a priori et avec toute la nécessité qu’on peut exiger des propositions apodictiques, des lois auxquelles la nature est soumise. »[27]
La nature, pour Kant, c’est encore l’ensemble de tous les objets de l’expérience, lorsqu’elle est considérée matériellement. Tous les objets de la nature sont soumis à des lois : c’est l’élément formel de la nature. Ainsi comprenons-nous par là l’affirmation de Kant selon laquelle pour qu’une science pure de la nature soit possible, il faut d’abord commencer par déterminer les conditions et les lois universelles. Il s’agit des conditions de possibilité de toute expérience, conditions données a priori. De là, la nature sera déterminée comme l’objet total de toute expérience possible.
« Par conséquent la seule manière pour nous d’étudier a priori la nature des choses, c’est de rechercher les conditions et les lois universelles (bien que subjectives) indispensables pour qu’une telle connaissance soit possible comme expérience (selon la forme uniquement), et de déterminer en conséquence la possibilité des choses comme objets de l’expérience. »[28]
Kant affirme ensuite que les conditions a priori de la possibilité de l’expérience sont en même temps les sources d’où il faut dériver toutes les lois universelles de la nature. En somme, à la question : « comment la science pure de la nature est-elle possible ? », Kant répond qu’il faut tous les jugements en général, toutes les règles en général que présente la logique. Il s’agit d’un système logique, transcendantal, des jugements synthétiques et nécessaires ; un système physiologique, c’est-à-dire un système de la nature. Ce système précède toute connaissance empirique de la nature, la rend primordialement possible et de ce fait mérite le nom de science universelle et pure de la nature. Et, à la sous question : « comment la nature elle-même est-elle possible ? », Kant donne une réponse en deux volets. Tout d’abord au sens matériel (c’est-à-dire selon l’intuition, comme l’ensemble des phénomènes), la nature est possible « grâce à la constitution de notre sensibilité, constitution selon laquelle la sensibilité se trouve, de la manière qui lui est propre, affectée par des objets qui en eux-mêmes lui sont inconnus et qui sont entièrement distincts de ces phénomènes. »[29] Il s’agit ici de la notion de l’espace et du temps et ce qui les remplit tous deux. Ensuite, au sens formel,
« Cette nature n’est possible que grâce à la constitution de notre entendement, selon laquelle toutes ces représentations de la sensibilité sont rapportées de façon nécessaire à une conscience, ce qui rend primordialement possible notre manière de penser : je veux dire, au moyen des règles et grâce à elles, ce qui rend primordialement possible l’expérience, qu’il faut radicalement distinguer de la pénétration des objets en eux-mêmes. »[30]
Kant a examiné la mathématique pure et la science pure de la nature non pas seulement pour elles-mêmes, mais pour une autre science : la métaphysique. Celle-ci s’occupe d’une part des concepts de nature trouvant leur application dans l’expérience ; d’autre part des concepts purs de la raison. Dans le deuxième cas, il s’agit de la métaphysique transcendantale, ce mot signifiant ce qui ne relève point de l’expérience. Les concepts purs de la raison ne permettent aucunement une source empirique. C’est cela que Kant affirme dans le paragraphe 40 des Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science :
« Outre les concepts de nature qui trouvent toujours leur application dans l’expérience, la métaphysique a encore affaire à des concepts purs de la raison, qui ne peuvent jamais être donnés dans aucune expérience, pas même une expérience possible, donc à des concepts dont la réalité objective (leur évitant d’être de simples chimères), ainsi qu’à des affirmations dont la vérité ou la fausseté ne peuvent être confirmées ni découvertes par aucune expérience ; (…) »[31]
Selon Kant, cette partie de la métaphysique constitue sa fin essentielle et le reste n’est que moyen. Il s’agit d’une métaphysique où l’on voit la raison s’occuper d’elle-même, une analyse de l’esprit. Mais le problème qui nous concerne est celui de la possibilité de la métaphysique en général. Pour notre penseur, en effet, cette possibilité de la métaphysique est à trouver dans la distinction des concepts de la raison de ceux de l’entendement :
« Distinguer les idées, c’est-à-dire les concepts purs de la raison, de ceux de l’entendement comme des connaissances complètement différentes par l’espèce, l’origine et l’usage, c’est une tâche si importante pour fonder une science qui doit contenir le système de toutes ces connaissances a priori qu’à défaut de cette distinction la métaphysique est absolument impossible (…) »[32]
De ces lignes qui précèdent, nous pouvons tirer une conclusion sur la possibilité évidente de la métaphysique : Kant affirme qu’à défaut de la distinction entre les concepts purs de la raison de ceux de l’entendement, la métaphysique est d’une impossibilité absolue ; or, c’est justement cela que Kant a fait : il a distingué les idées transcendantales des catégories de l’entendement ; d’où, la métaphysique devient possible.
Tout en déclarant la sensibilité et l’entendement irréductibles, Kant ne se prononce pas sur leur source première. Il affirme que ces deux facultés sortent en réalité d’une source commune ; pour nous, elles sont irréductibles, et la connaissance de cette irréductibilité est le point de départ de toute métaphysique qui veut expliquer les faits avec les éléments dont nous disposons. Selon Kant, la science des différences qui sépare la sensibilité et l’entendement est la propédeutique de toute philosophie métaphysique. Il affirme que la métaphysique, en tant qu’elle est une disposition naturelle de raison, est réelle, mais par elle seule, elle est dialectique et trompeuse, ajoute-t-il. Comment cette métaphysique est-elle donc possible comme science, que faut-il pour qu’elle puisse prétendre, à titre de science, non pas simplement à une persuasion trompeuse, mais à la compréhension et à la conviction ? Kant répond lui-même à la question :
« Il faut qu’une critique de la raison elle-même expose le fond des concepts a priori, leur division selon leurs différentes sources : la sensibilité, l’entendement et la raison, en outre, leur tableau complet et l’analyse de tous ces concepts avec toutes les conséquences qui peuvent s’en suivre, ensuite et surtout la possibilité de la connaissance synthétique a priori, grâce à la déduction de ces concepts, les principes de leur emploi, enfin les limites de cet emploi ; et il faut qu’elle expose tout cela dans un système complet. Ainsi, c’est la critique, et elle seule, qui contient en elle-même non seulement tout le plan, mis à l’épreuve et vérifié, mais même tous les moyens d’exécution permettant la réalisation de la métaphysique comme science, chose impossible par tous autres moyens et voies. »[33]
En somme, le questionnement kantien est un univers des questions que s’est posées Kant et auxquelles il répond à travers toute son œuvre immense. Les trois premières et principales questions (que puis-je savoir ? que dois-je faire ? que m’est-il permis d’espérer ?) convergent vers une seule question : « qu’est-ce que l’homme ? »[34]. Les autres questions trouvent leur sommet dans la recherche de la possibilité de la métaphysique comme science. A présent, passons au chapitre suivant.
Dans ce chapitre, nous irons à la recherche de ce qui, dans la connaissance humaine, est la condition première dans la série des conditions. Kant parle de l’inconditionné dans les trois parties de la Critique de la raison pure : l’esthétique, l’analytique et la dialectique transcendantales. Mais aussi il en parle dans la critique de la raison pratique, sous-entendant l’impératif catégorique. Qu’est-il cet inconditionné ? C’est cela que nous voulons découvrir dans les lignes qui suivent. C’est dans ce chapitre que nous allons faire l’esquisse complète du plan de la philosophie transcendantale kantienne. Ici, nous verrons précisément deux grandes parties de cette philosophie de l’universel. Dans un premier temps, nous parlerons de la théorie transcendantale des éléments et, dans le second, de la méthodologie transcendantale. Dans ce même chapitre, nous tenterons de donner une réponse à la problématique de notre travail (à savoir « comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possible ? » Et cette question revient elle-même à déterminer les conditions par lesquelles la science est possible en général) et, cela, dans sa conclusion. Nous verrons que, pour répondre à ces questions, Kant fait une méta critique de la critique humienne du principe de la causalité. Finalement il tire une conclusion que nous allons découvrir dans la conclusion à la fin de ce chapitre. Une véritable science, à l’exemple de la physique newtonienne, ne devrait pas être fondée sur l’habitude. Celle-ci, en effet, ne peut rien avoir de nécessaire et universel. La physique est évidente et elle est fondée tout entière sur le principe de causalité. Si cette causalité n’est qu’une habitude (selon Hume !), Que devient alors la science ? Serait-elle aussi fondée sur l’habitude ? Affirmation qui serait inacceptable par Kant. Voyons maintenant ce que nous réserve la suite du chapitre.
2.1.L’inconditionné dans l’esthétique transcendantale
Pour Kant, toute connaissance théorique, toute connaissance pleine, doit comprendre deux éléments : un concept et une intuition. Ce chef-d’œuvre de Kant analyse plusieurs éléments : ce qui vient des sens, par exemple les notions d’impénétrabilité, de couleur ; il y a aussi des notions qui viennent de l’entendement : telles sont les notions de substantialité, de force, de divisibilité. Qu’en pourrait-il rester si on en retranchait ce qui vient des sens et de l’entendement ? Selon E. Kant, il reste quelque chose, à savoir des éléments à priori de la sensibilité, les quels sont l’espace et le temps. Kant se pose, à propos des concepts d’espace et de temps, deux questions, celle de fait et celle de droit. Dans la première, il s’agit de démonter l’existence d’éléments sensibles a priori. Cette démonstration s’appelle exposition métaphysique. Dans la question du droit, étant donné l’existence d’éléments a priori, que valent-ils ? Peuvent-ils servir à établir la possibilité d’autres connaissances, données comme certaines et certainement a priori ? Cette seconde étude s’appellera exposition transcendantale.[35] Toute expérience sensible présuppose la notion d’espace. Pour percevoir un objet comme matériel, il faut tout d’abord le considérer comme extérieur à nous. L’extériorité suppose l’espace ; ce dernier est ainsi nécessaire comme condition de la connaissance des corps. Boutroux, en commentant Kant, affirme :
« Je puis, par la pensée faire abstraction de toutes les déterminations particulières de l’espace ; mais, quand j’ai ainsi enlevé idéalement tout ce qui remplit l’espace, il reste l’espace. Je ne puis me débarrasser de cette représentation, pas plus que Descartes ne pourrait éliminer le Cogito. Non que je considère cette espace, privé de corps, comme une chose qui peut exister en soi : mais, comme représentation, l’espace subsiste. Il s’impose à ma pensée telle qu’elle est faite. Ainsi cette notion est a priori, non seulement d’une manière relative mais encore d’une manière absolue. »[36]
L’espace est un : il n’y a qu’un espace ; tous les espaces qu’on peut concevoir se fondent dans un espace unique. L’espace a des parties. On obtient ces parties en le divisant, en le limitant. De plus, l’espace est infini, nous le représentons comme n’ayant pas de limite. L’espace est donc connu a priori par une intuition. L’exposition transcendante doit prouver que la notion d’espace peut fonder d’autres connaissances a priori. Les mathématiques sont ces connaissances a priori dont il s’agit ici d’expliquer la possibilité. Les mathématiques, pour exister, supposent que des principes de construction a priori nous sont donnes. Or l’espace, intuition a priori, fournit ces principes. L’espace est la condition première de toute objectivité.
Ce que nous venons de dire de l’espace se dit aussi du temps, aussi bien dans l’exposition métaphysique que dans celle transcendantale. E. Boutroux, en comparant l’espace et le temps chez Kant, trouve une analogie complète. Selon lui, l’espace apparaît, chez Kant, comme la forme d’une forme. En effet, les choses qui sont dans l’espace, forme externe, ne peuvent entrer dans l’esprit qu’en traversant le temps, forme interne. Voici comment il l’exprime lui-même dans La philosophie de Kant :
« (…) Si je compare l’espace et le temps tels que les définit Kant, je trouve entre eux une analogie à peu près complète ; mais les choses qui sont dans l’espace, forme externe, ne peuvent entrer dans l’esprit qu’en traversant le temps, forme interne. Ainsi l’espace est en quelque sorte la forme d’une forme. »[37]
Kant démontre que l’intuition sensible ne peut pas s’expliquer uniquement par les impressions que nous recevons du dehors. Elle implique des éléments a priori. La table des jugements logiques est pour Kant ce que la gravitation était pour Newton. Les catégories selon les modes de liaison de la logique générale, transportés à des existences.
Voici la table des jugements logiques donnés par Kant :
Selon la quantité : universels, particuliers, singuliers.
Selon la qualité : affirmatifs, négatifs, infinis.
Selon la relation : catégoriques, hypothétiques, disjonctifs.
Selon la modalité : problématiques, assertoriques, apodictiques.[38]
Et la table des catégories :
Selon la quantité : unité, pluralité, totalité.
Selon la qualité : réalité, négation, limitation.
Selon la relation : substance, cause, communauté (action réciproque.)
Selon la modalité : possibilité, existence, nécessité.[39]
Faisons, avec Boutroux, deux observations sur cette table des catégories. Selon ce dernier, Kant groupe les deux premiers triades, en tant qu’elles se rapportent aux objets de l’intuition : la première, celle de la quantité, à l’extension, à la mesure, à la grandeur des phénomènes ; la seconde, celle de la qualité, à leur degré d’intensité. Ces deux séries constituent les catégories mathématiques. Les deux autres se rapportent au contraire à l’existence même des objets de l’intuition : ce sont les catégories dynamiques. Deuxièmement, nous pouvons constater que le premier terme de chaque classe exprime une condition ; le deuxième exprime le conditionné ; ce troisième terme résulte d’une démarche nouvelle, d’une initiative de l’esprit. C’est ici qu’il nous semble opportun de trouver l’inconditionné qui limite l’absolue totalité des conditions unies au conditionné. Les catégories sont donc des inconditionnés de l’entendement. Ils existent a priori : ils viennent avant toute expérience, même si leur usage est après tout empirique.
C’est Newton qui pose à Kant le problème de la déduction transcendantale. Ce problème consiste à démontrer la possibilité de l’expérience comme connaissance. Il s’agit de trouver, dans les catégories telles que les donne la déduction métaphysique, la condition nécessaire et suffisante de l’expérience telle qu’elle apparait chez Newton.
L’imagination est intermédiaire entre l’entendement et la sensibilité. Elle établit un rapport entre les catégories de l’entendement et les formes de la sensibilité. Grâce à l’action de l’imagination, le moi se réalise, il entre en rapport avec une multiplicité, l’unifie, s’y oppose et se pose.
Kant appelle immanents les principes dont l’application se tient dans les limites de l’expérience possible, mais ceux qui sortent de ces limites, il les nomme transcendants. Il distingue aussi le transcendantal du transcendant. Le transcendantal, c’est ce qui dépasse les limites de l’expérience, tandis que le transcendant repousse ces limites et nous enjoint même de les franchir. Les principes immanents de l’entendement pur sont, pour Kant ceux qui n’ont qu’un usage empirique. Il distingue encore la raison de l’entendement : ce dernier est la faculté des règles ; quant à celle-là, elle est la faculté des principes. La raison contient aussi elle-même la source de certains concepts et de certains principes qu’elle ne tire ni des sens ni de l’entendement. C’est ce qui suffit d’admettre que la raison est elle-même le siège de l’inconditionné.
« Si l’entendement peut être défini : la faculté de ramener les phénomènes à l’unité au moyen des règles, la raison est la faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement sous des principes. »[40]
Dans la logique, la raison cherche la condition de la conclusion, d’un jugement. Elle pose la majeure au-dessus de la conclusion. Cette majeure, c’est-à-dire la première prémisse est la condition de la conclusion. Cependant, il faut rechercher aussi la condition de cette majeure et donc la condition de la condition. On remontera dans la série des conditions, mais il faut s’arrêter à l’inconditionné. Cette recherche de l’inconditionné dans la connaissance de l’entendement, est le principe même de la raison en général. Cet inconditionné achèvera l’unité du conditionné avec ses conditions. Le conditionné se rapporte analytiquement à quelque condition, mais non pas à l’inconditionné. Kant affirme que l’inconditionné, pour autant qu’il existe en réalité, a la possibilité d’être examiné particulièrement dans toutes les déterminations qui le distinguent de tout conditionné. Voici comment l’exprime Kant dans sa dialectique transcendantale :
« Or, comme cette règle, à son tour, est soumise à la même recherche de la raison et qu’il faut ainsi chercher (au moyen d’un prosyllogisme) la condition de la condition, et cela aussi loin que possible, on voit donc bien que le principe propre de la raison en général (dans son usage logique) est de trouver pour la connaissance conditionné de l’entendement, l’inconditionné qui en achèvera l’unité (…) Mais l’inconditionné, quand il a lieu réellement, peut être examiné (erwogen) en particulier dans toutes les déterminations qui le distinguent de tout conditionné et doit par conséquent, donner matière à maintes propositions synthétiques à priori. »[41]
Dans la dialectique transcendantale, notre penseur suggère qu’il faille prendre le mot « idée » dans son sens primitif, entendant par là celui de Platon et Aristote ; pour, dit-il, ne pas le confondre avec les autres mots dont on se sert habituellement pour désigner toute espèce de représentation :
« Je prie ceux qui ont à cœur la philosophie (et plus nombreux sont ceux qui le prétendent qu’on en rencontre d’ordinaire), dans le cas où ils se trouveront convaincus par ce que je viens de dire et par ce qui suivra, de prendre sous leur protection le mot idée dans son sens primitif, pour qu’on ne confonde pas dorénavant, avec les autres mots dont on se sert habituellement pour désigner toute espèce de représentations, sans aucun ordre précis et au grand préjudice de la science. »[42]
Kant distingue l’idée de la perception, de l’intuition, du concept, etc. pour lui, le terme générique est la représentation en général. Cette représentation, une fois accompagnée de conscience, est une perception. Cette dernière, lorsqu’elle se rapporte uniquement au sujet comme modification de son état, est une sensation ; quand elle est plutôt objective, elle est connaissance. La connaissance quant à elle, elle est intuition ou concept. Le concept est ou empirique ou pur. Le concept pur ayant son origine dans l’entendement, Kant l’appelle notion. Un concept tiré de notions et qui dépasse la possibilité de l’expérience est l’idée ou concept rationnel. Les concepts qu’il appelle rationnels et intellectuels, renferment l’inconditionné. Ils sont en rapport avec quelque chose qui fonde l’expérience qui n’est pas du tout objet de l’expérience.
Il résulte dans la dialectique transcendantale qu’il y a dans l’esprit humain, indépendamment des formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement, d’autres concepts, également a priori, qu’il convient de rapporter à la raison, comme à une faculté distincte, spéciale, en son genre : ce sont les idées transcendantales. Elles consistent dans l’exigence de l’absolue totalité des conditions du conditionné donné dans l’expérience. Il y a trois sortes d’idées transcendantales. Les premières concernent le rapport de nos représentations au sujet qui les supporte ; elles exigent un sujet absolu. Les seconds concernent les rapports de nos représentations aux conditions objectives des phénomènes ; elles exigent que le monde de l’expérience soit un absolu. Les troisièmes concernent le rapport de nos représentations à toutes les choses en général, et exigent l’unité absolue des conditions objectives de toute existence.
De même que la simple forme logique de notre connaissance peut, dans l’analytique transcendantale, contenir la source de concepts purs a priori, de même la forme des raisonnements, si on l’applique à l’unité synthétique des intuitions, suivant la règle des catégories, contiendra la source des concepts particuliers a priori, que nous pouvons appeler concepts purs de la raison ou idées transcendantales. Le concept de totalité est rationnel transcendantal. Ce concept correspond à l’universalité. L’inconditionné rend possible la totalité des conditions ; mais celle-ci est aussi elle-même inconditionnée. De cela ressort que le concept rationnel pur est inconditionné. E. Kant l’exprime lui-même clairement en parlant des idées transcendantales :
« Ainsi, le concept rationnel transcendantal n’est autre chose que le concept de la totalité des conditions pour un conditionné donné. Or, comme l’inconditionné seul rend possible la totalité des conditions, et qu’inversement la totalité des conditions est toujours elle-même inconditionné, un concept rationnel pur en général peut être défini par le concept de l’inconditionné ; en tant qu’il contient le principe de la synthèse du conditionné.»[43]
Kant suggère qu’il faille chercher un inconditionné de la synthèse catégorique dans un sujet ; un inconditionné de la synthèse hypothétique des membres d’une série ; et un inconditionné de la synthèse disjonctive des parties dans un système. Le premier concerne un sujet qui lui-même n’est plus prédicat, le second une supposition qui ne suppose rien de plus et le troisième un agrégat des membres de la division qui n’exige aucune autre chose pour parfaire la division d’un concept. Ce sont la, pour Kant, les diverses espèces de raisonnements qui tendent chacune à l’inconditionné de pro-syllogisme qui est un syllogisme dont la conclusion sert de prémisse à un autre syllogisme.
Parlant de la totalité des conditions et de l’inconditionné, Kant se trouve devant un terme dont il ne saurait se passer : il s’agit de « l’absolu ». Tout d’abord il rappelle que ce mot « absolu », de nos jours, exprime simplement quelque chose de considérer en soi et ayant par conséquent une valeur intrinsèque. Il est aussi employé, dit-il, pour désigner que quelque chose est valable sous tous les rapports :
« Je me servirai donc du mot absolu dans ce sens plus étendu et je l’opposerai à ce qui n’a de valeur que relativement et sous un rapport particulier ; car le relatif est restreint à des conditions, tandis que l’absolu est valable sans restrictions. » [44]
Kant admet un rapport entre l’inconditionné et l’absolu. L’inconditionné est absolu en ce qu’il n’attend aucune condition pour être, contrairement au conditionné qui dépend de quelque chose d’autre quant à son être. Pour W. Hamilton, l’inconditionné est l’absolu dont il rejette l’existence en opposant à la philosophie de l’inconditionné sa propre philosophie du conditionné (On the philosophy of the unconditioned, discussions, I.)
Kant affirme en outre que les idées transcendantales, données intégralement, servent surtout à s’élever de la condition à l’inconditionné, c’est-à-dire au principe. Cependant, s’il faut descendre de la condition au conditionné, la raison a plutôt besoin de l’usage logique que de celui transcendantale. Découvrons-le dans la lecture littérale :
« De cette manière, les idées transcendantales ne servent qu’à s’élever dans la série des conditions jusqu’à l’inconditionné, c’est-à-dire jusqu’au principe. Mais pour ce qui est de descendre vers le conditionné, il y a sans doute un usage logique très étendu que fait notre raison des lois de l’entendement, sans qu’il y ait là nullement un usage transcendantal, (…) »[45]
L’inconditionné, compris dans le sens de ce qui n’a besoin d’aucune condition pour obtenir son être, ne s’éloignerait pas du cogito cartésien ou le « je pense ». Ce jugement est compris chez Kant comme le véhicule de tous les concepts en général et des concepts transcendantaux. Il est lui-même transcendantal, c’est-à-dire qu’il ne relève pas de l’expérience. Descartes lui-même l’a présenté comme le premier principe de la philosophie qu’il cherchait, et cela à juste titre. Le cogito est une idée inconditionnée qui présente toute pensée comme appartenant à la conscience. Le moi, être pensant, est un objet des sens internes et s’appelle âme. Cette dernière est donc une idée inconditionnée de la raison pure.
« Or, on voit aisément que ce concept là est le véhicule de tous les concept en général, et par suite aussi des concepts transcendantaux, qu’il y est donc toujours compris et que, par conséquent, il est transcendantal comme eux, sans que pourtant il puisse avoir de titre particulier, puisqu’il ne sert qu’à présenter toute pensée comme appartenant à la conscience.»[46]
L’âme existe donc comme une substance simple quant à sa qualité, nous dit Kant. Elle est en rapport avec les objets possibles dans l’espace. Elle est encore immatérielle, incorruptible, spirituelle, principe de la vie dans la matière, et enfin immortelle. Quant à l’inconditionné que cherche Kant, ce dernier a tendance à le situer dans la totalité de la série des conditions. C’est ainsi qu’il affirme, parlant de l’antinomie de la raison pure, à la première section :
« Ensuite, c’est proprement l’inconditionné seul que la raison cherche dans cette synthèse des conditions dont la série des prémisses qui, réunies, n’en supposent plus d’autres. Or cet inconditionné est toujours contenu dans la totalité absolue de la série, quand on se la représente dans l’imagination. »[47]
Utilisons enfin les mots de Combès, paraphrasant Kant, pour montrer que les idées du moi, du monde et de Dieu sont des inconditionnés de la raison pure. Voici comment il agence ses idées :
« (…) Une dialectique transcendante (elle explique l’apparence transcendantale d’objets que prennent les inconditionnés suprêmes de la raison pure que sont les idées du moi, du monde et de Dieu.) »[48]
Dans la critique de la raison pure, comme nous l’avons déjà dit dans ce travail, Kant s’interroge sur l’essence de la connaissance humaine et montre qu’elle suppose le jeu de deux facultés du sujet : l’entendement et la sensibilité :
« Il suffit, ce semble, dans une introduction, de remarquer qu’il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue de nous, savoir la sensibilité et l’entendement, la première par laquelle des objets nous sont donnés, la seconde par laquelle ils sont pensés. En tant qu’elle doit contenir des représentations a priori, qui constituent les conditions sous lesquelles les objets nous sont donnés, la sensibilité appartient à la philosophie transcendantale. »[49]
Seule l’union de la sensibilité et l’entendement peut déterminer en nous des objets. L’unité de l’objet renvoie donc à deux facultés du sujet. Dans cette étude des conditions de possibilité de la connaissance humaine, Kant découvre, comme condition de toute expérience possible, l’unité transcendantale de la conscience de soi. Il n’y a pas de représentation sans conscience qui serait une représentation sans rapport au sujet. Le rapport au sujet est nécessaire à toute représentation ; il est nécessaire à toute représentation pour qu’elle soit telle.
Toute liaison d’une diversité conceptuelle ou sensible ne saurait être le fait que de la spontanéité de l’entendement et en aucun cas de la sensibilité. En effet, la liaison du divers suppose un acte qui ne peut, en tant que tel, être le fait de la sensibilité dont la nature est réceptivité. Pour se représenter l’unité du divers, l’entendement est obligé d’en opérer la synthèse. Cette opération est le fait d’une fonction active de l’esprit à laquelle Kant donne le nom d’aperception originaire ou aperception pure. C’est le « je pense ». Kant montre comment elle est une condition nécessaire de nos représentations, un réquisit fondamental. Toute représentation suppose la conscience, car autrement elle ne serait rien pour nous. Ainsi non seulement le je pense doit accompagner toutes nos représentations, mais il faut encore, pour qu’elles soient bien nos représentations, que ce « je pense » demeure le même quand ces représentations se succèdent. Sinon, au lieu d’une conscience identique, nous aurions un moi aussi divers et bigarré que nous avons de représentations dont nous ayons conscience. Toutes nos représentations supposent cette relation à une conscience identique, même si celle-ci est plus souvent implicite qu’explicite. Cette conscience pure, originaire, ce « je pense » qui accompagne toutes mes représentations est en même temps ce qui les rend possibles par l’unification et la liaison du divers. L’aperception rend possible par là même non seulement la connaissance de l’objet qui, sans elle, ne serait qu’une diversité, mais aussi la conscience du moi comme telle : cette puissance d’unification ne devient conscience que quand elle entre en fonction. C’est seulement dans l’exercice de sa fonction de synthèse que le moi peut se saisir identique à lui-même dans cette activité de liaison. Kant donne aussi à cette activité le nom d’aperception transcendante, pour bien marquer qu’elle est la condition a priori de possibilité de la connaissance. Par elle se trouve posée l’unité de la conscience à travers ses représentations et déterminée par là l’unité originairement synthétique de l’aperception, aucune représentation ne serait possible.
C’est pourquoi Kant la considère comme le point de vue le plus élevé de toute la philosophie transcendante.
Il faut toute fois remarquer que l’unité synthétique de l’aperception est rendue nécessaire pour un entendement qui reçoit de l’extérieur, au moyen de la sensibilité, le divers à penser. Elle n’est donc pas le fait de tout être pensant en général : un entendement divin qui produit lui-même le divers qu’il unifie n’en aurait nul besoin. C’est le caractère non lié de l’intuition humaine sensible qui rend nécessaire un acte particulier de la synthèse.
Pour résumer ce qui vient d’être dit : toute synthèse d’une diversité suppose un acte conscient d’unification. Cet acte est l’aperception pure et conditionne a priori l’identité de la conscience dans le temps et l’unité de l’objet représenté. Kant nous conduit ainsi à une théorie originale de l’objet. Bien loin que l’objet soit ce sur quoi la connaissance doit se régler, les objets sont réglés par notre pouvoir de connaître. Nous voyons bien ici ce que Kant entend quand il considère qu’il opère en philosophie une révolution copernicienne. Alors qu’ordinairement on tient l’objet pour Kant le sujet qui constitue l’objet. L’objet est en réalité construit par le moi transcendantal, lequel est au-delà du divers sensible dont il conditionne la synthèse.
On peut donc voir dans cette façon de réfléchir, l’affirmation capitale d’un pouvoir constitutif du sujet et dans la philosophie de Kant une philosophie de la conscience et du sujet. Nous en parlerons en long et en large dans le point suivant qui s’intitule « le sujet kantien ». Mais avant ceci, lisons d’abord Kant dans ce paragraphe :
« Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car, sinon, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impassible, ou du moins, qu’elle ne serait rien pour moi. Une telle représentation, qui peut être donnée avant toute pensée (Denken), s’appelle intuition. Donc tout divers de l’intuition a un rapport nécessaire au je pense dans ce même sujet où ce divers se rencontre. Mais cette représentation est un acte de la spontanéité, c’est-à-dire qu’elle ne peut être considérée comme appartenant à la sensibilité. Je l’appelle l’aperception pure, pour la distinguer de l’aperception empirique, ou encore l’aperception originaire, parce qu’elle est cette conscience de soi qui, tout en produisant la représentation je pense, doit pouvoir accompagner toutes les autres représentations, et qui, une et identique en toute conscience, ne peut être accompagnée au-delà (Weiterbegleitet) d’aucune. J’appelle aussi l’unité des représentations l’unité transcendantale de la conscience de soi, pour désigner la possibilité, à partir d’elle, de la connaissance a priori. En effet, les diverses représentations (bien que je n’en aie pas conscience comme telles), elles doivent néanmoins être réunies dans une conscience universelle de soi puisqu’autrement elles ne m’appartiendraient pas généralement. De cette liaison originaire on peut déduire bien des choses. »[50]
Parler du sujet chez Kant, c’est être ramené directement à parler de sa « révolution copernicienne ». En effet, la pensée antique cherchait volontiers l’esprit du côté de l’objet ; l’esprit était alors découvert dans le monde, comme le principe de son ordre ou de son mouvement. La philosophie de Kant, comme d’ailleurs celle de Descartes et Berkeley, se présente comme un rappel au sujet. Chez Descartes, le rappel au sujet est essentiellement théorique. Dès qu’il s’agit de morale, Descartes demeure stoïcien, et la soumission au monde est bien pour lui le dernier mot de la moralité. Il s’agit avant tout d’incliner les désirs du moi devant l’ordre des choses. Spinoza prolonge aussi cette conception. Cependant Kant renverse ce point de vue et introduit, dans la morale elle-même, le primat du sujet. Par là, la doctrine kantienne innove et peut passer pour la source des modernes théories des valeurs. La révolution kantienne fonde la valeur sur sa seule reconnaissance et même sur sa seule position par le sujet. Chez Kant donc la valeur émane du seul sujet et de son vouloir. A l’anti-démocratique de Platon, où l’individu n’est pensé que dans sa fonction sociale, se substitue l’affirmation de la valeur en soi du sujet raisonnable. Tout concourt ici à subordonner la moralité à la personne. Dans l’introduction que Ferdinand Alquié fait à la lecture de la critique de la raison pratique, nous lisons l’affirmation suivante :
« On sait combien Kant fut préoccupé, en ce qui concerne le domaine moral, de soustraire la loi à toute influence empirique. Dans le domaine théorique, son souci est parallèle : Kant veut distinguer strictement conscience empirique et conscience transcendantale. Or, le cogito cartésien avait un double aspect : à la fois fait d’expérience et principe de connaissance, il apparaissait comme empirique et comme transcendantale. Aussi Kant entreprit-il de le dissocier. Le « je pense » kantien semble situer dans le temps les phénomènes, et, comme le remarque M. Lachièze-Rey, le temps, loin de contenir le je, est ici déployé par lui et compris dans son unité (…) On voit enfin que, de même que le sujet connaissant ne peut être formé d’éléments empiriques, le sujet moral ne sera pas constitué par un ensemble de désirs. Tout désir fait partie de la conscience empirique, il est objet et non sujet »[51]
Par rapport aux systèmes classiques, rationalistes ou empiristes, qui voyaient toujours dans la connaissance vraie un produit de l’objet dans le sujet ou une illumination sur l’objet introduite dans le sujet par un acte divin, par rapport à ces théories de la connaissance lucidement évoquées par Kant dans sa lettre à Herz de 1772, nous ne pouvons que constater le « renversement » qu’il effectue, sa « révolution copernicienne » ; en effet, de même que Copernic déplaçait le centre du monde en substituant l’héliocentrisme au géocentrisme, de même, Kant situe la source de la connaissance des choses, non plus dans les choses connues, mais dans le sujet connaissant : un acte comparable de décentration rend possible l’objectivité scientifique, plus exactement, si l’on prend l’exemple de Copernic, qui a usé de la puissance de sa raison pour faire du monde un objet rationnellement connaissable par un acte de restructuration du système planétaire, on doit reconnaitre que le savoir ne peut naitre que d’un acte du sujet rationnel, qui impose ses principes et qui pose ses hypothèses pour rendre le sensible intelligible, pour transformer la perception en expérience, l’impression en objet. Dans la préface de la deuxième édition de la Critique de la raison pure, Kant affirme ce qui suit :
« On a admis jusqu’ici que toutes nos connaissances devaient se régler sur les objets ; mais, dans cette hypothèse, tous nos efforts pour établir à l’égard de ces objets quelque jugement a priori et par concept qui étendît notre connaissance n’ont abouti à rien. Que l’on cherche donc une fois si nous ne serions pas plus heureux dans les problèmes de la métaphysique, en supposant que les objets se règlent sur notre connaissance, ce qui s’accorde déjà mieux avec ce que nous désirons (démontrer), à savoir la possibilité d’une connaissance a priori de ces objets qui établissent quelque chose à leur égard, avant même qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme de la première idée de Copernic : voyant qu’il ne pouvait venir à bout d’expliquer les mouvements du ciel en admettant que toute la multitude des étoiles tournait autour du spectateur, il chercha s’il ne réussirait pas mieux en supposant que c’est le spectateur qui tourne et que les astres demeurent immobiles. En métaphysique on peut faire un essai du même genre au sujet de l’intuition des objets. Si l’intuition se réglait nécessairement sur la nature des objets, je ne vois pas comment on en pourrait savoir quelque chose a priori ; que si l’objet au contraire (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre faculté intuitive, je puis très bien alors m’expliquer cette possibilité. »[52]
Parler du sujet chez Kant, c’est le comprendre dans la « logique » du courant des lumières qui avait fait un retour à la raison c’est-à-dire aussi à l’homme, et donc au sujet.
L’éthos des lumières est un combat sur soi-même pour se libérer de toutes les formes d’hétéronomie, de servilité intérieure à l’égard de maîtres et de tuteurs. Kant stigmatise les pouvoirs qui ont intérêt à nous maintenir dans l’enfance afin d’accroître leur emprise sur nous : l’Etat, l’Eglise et l’Argent. La condition requise pour accéder à une véritable autonomie, c’est donc simplement de pouvoir « faire un usage public de sa raison dans tous les domaines ». La philosophie de Kant se présentera d’ailleurs comme le « livre de bord » d’un tel usage public de la raison. Elle cherche à instituer un tribunal de la raison qui permettra à chacun de critiquer son triple rapport au monde, aux autres et à soi-même.
L’idée centrale de Kant, c’est donc qu’on peut maintenir l’exigence d’universalité et d’intelligibilité propre à la philosophie sans se référer à une entité métaphysique « extérieure », mais en explorant seulement la structure de la connaissance humaine.
Si nous dépassons ce qui nous est donné dans l’expérience, c’est en vertu de principes que nous trouvons en nous-mêmes, qui sont donc des principes subjectifs. Il ne s’agit pas ici de la connaissance subjective au sens de relative, changeante d’un individu à l’autre. Au contraire, ce que Kant veut établir, c’est que l’universel se situe dans la structure même du sujet, et non plus, comme aux époques antérieurs, dans la nature puis en Dieu. Kant va utiliser le terme de « transcendantal » pour désigner de tels principes subjectifs. Dès lors, est transcendantal ce qui, dans le sujet lui-même, précède ce qui est donné, ce qui conditionne toute expérience. Non pas ce qui est « transcendant » au sens de « au-delà », mystique, sacré, mais ce qui rend possible toute expérience du sujet. La question transcendantale porte donc sur ce que doit être a priori la « forme » même du sujet pour que tel ou tel contenu d’expérience soit possible pour le sujet. Ainsi voyons-nous que les trois questions fondamentales de la philosophie de Kant sont posées dans les termes de la subjectivé :
« Que puis-je savoir ? »
« Que dois-je faire ? »
« Que m’est-il permis d’espérer ? »[53]
Que le sujet Kantien soit un sujet transcendantal signifie donc à la fois qu’il n’est pas empirique puisqu’il n’est pas donné à l’expérience et qu’il n’est pas donné à l’expérience et qu’il est fini puisqu’il n’est pas l’objet d’une intuition intellectuelle. Il n’est rien d’autre qu’un point de vue sur le monde. C’est ici que Kant est véritablement « le » philosophe des lumières, puisqu’on découvre effectivement que la finitude du sujet est une finitude radicale où il ne se rapporte à rien d’autre qu’à lui-même, à sa propre structure. Cependant une question peut se poser, celle de savoir quelle est cette structure transcendantale du sujet ; à quelles conditions pouvons-nous connaître et penser la réalité qui nous entoure. Répondre à cette question, c’est développer la théorie de trois facultés : la sensibilité, l’entendement et la raison. Nous verrons cela dans les autres points de ce travail.
La première condition de toute connaissance, c’est que l’objet soit donné à un sujet, c’est-à-dire que le sujet soit capable de situer cet objet à travers l’espace et le temps. Pour Kant, l’espace et le temps n’ont rien d’objectif, ils n’existent pas « dans la réalité. Il faut ensuite que ces réalités diverses se structurent logiquement. Tel est le rôle de l’entendement qui organise le réel dans des catégories, c’est-à-dire des concepts logiques. A ce stade, le sujet se fait actif, il classe ; combine, relie les objets entre eux etc.
Cela étant, Kant reconnaît quant même comme légitime cette aspiration de l’homme à viser, au-delà de toute expérience, une compréhension du monde dans sa totalité et dans son unité.
Notre faculté de connaître éprouve un besoin beaucoup plus élevé que celui d’épeler simplement des phénomènes. Il y a donc un troisième et ultime stade des facultés humaines, celui de la raison. La raison produit des Idées qui sont des foyers idéaux, des horizons supérieurs qui permettent de donner un sens à ce qui nous arrive, par delà la connaissance qu’on peut en avoir.
En somme, la philosophie de Kant est une philosophie à la fois classique et révolutionnaire : classique, car comme tous les grands philosophies, il tente de remonter jusqu’à un principe supérieur qu’il appelle transcendantal, qui permet d’expliquer la diversité de nos expériences.
Il est révolutionnaire car jusqu’à présent, ce plan d’intelligibilité philosophique était toujours référé à une entité ontologique : le Monde, Dieu ou le Moi. Or Kant se débarrasse de toutes ces entités fondées dans l’Etre, pour partir d’un champ pur de la pensée, qui se trouve dans le sujet lui-même. Kant est convaincu qu’en faisant de l’homme le centre de son système, il provoque une véritable révolution philosophique, qu’il compare à celle accomplie en son temps par Copernic dans le domaine des sciences. La « révolution copernicienne » de Kant inverse, comme on le voit, celle des physiciens. Alors que Copernic nous invite à décentrer l’homme au profit du soleil, Kant propose de le remettre au centre de la connaissance et de toute pensée en général, et de renvoyer l’Etre à la périphérie. (Il est d’ailleurs significatif que les trois questions fondamentales de la philosophie soient posées dans les termes de la subjectivité.)
Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l’expérience, car par quoi notre faculté de connaître serait-elle éveillée (et appelée) à s’exercer, si elle ne l’était point par des Objets qui frappent nos sens et qui, d’un côté, produisent par eux-mêmes des représentations, et de l’autre, mettent en mouvement notre activité intellectuelle (et l’excitent) à les comparer, à les unir ou à les séparer et à mettre ainsi en œuvre la manière brute des impressions sensibles pour (en former) cette connaissance des objets ? Ainsi, dans le temps, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience, et toutes commencent avec elle.
Mais si toute notre connaissance commence avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elle dérive toute de l’expérience. En effet, il se pourrait bien que notre connaissance expérimentale elle-même fût un composé de ce que nous recevons par des impressions, et de ce que notre propre faculté de connaître tire d’elle-même (n’étant qu’excitée par ces impressions sensibles), quoique nous ne distinguions pas cette addition d’avec la matière première, jusqu’à ce qu’un long exercice nous ait appris à y appliquer notre attention et à les séparer l’une de l’autre.
C’est donc, pour le moins, une question qui exige un examen plus approfondi et qu’on ne peut expédier du premier coup, que celle de savoir s’il y a une connaissance indépendante de l’expérience et même de toutes les impressions des sens. Cette espèce de connaissance est dite a priori, et on la distingue de la connaissance empirique, dont les sources sont à postériori, c’est-à-dire dans l’expérience.
« (…) Sous le nom de connaissances a priori, nous entendons donc désormais non pas celles qui sont indépendantes de telle ou telle expérience, mais celles qui ne dépendent absolument d’aucune expérience. A ces connaissances sont opposées les connaissances empiriques, ou celles qui ne sont possibles qu’à postériori, c’est-à-dire par le moyen de l’expérience. Parmi les connaissances a priori, celles-là s’appellent pures, auxquelles rien d’empirique n’est mêlé. Ainsi, par exemple, cette proposition : tout changement a une cause, est une proposition a priori, mais non pas pure, parce que le changement est un concept qui ne peut venir que de l’expérience. »[54]
Emmanuel Kant affirme que nous sommes en possession de certaines connaissances « a priori », et le sens commun lui-même n’en est jamais dépourvu.
Il importe, dit-il, d’avoir un critérium qui nous permette de distinguer sûrement une connaissance pure d’une connaissance empirique. L’expérience nous enseigne bien qu’une chose est ceci ou cela, mais non pas qu’elle ne puisse être autrement.
Si donc, en premier lieu, il se trouve une proposition qu’on ne puisse concevoir que comme nécessaire, c’est un jugement a priori, si de plus, elle ne dérive d’aucune proposition qui n’ait elle-même la valeur d’un jugement nécessaire, elle est absolument supposé et comparative (fondée sur l’éducation), qui revient à dire seulement que nous n’avons pas trouvé jusqu’ici dans nos observations, si nombreuses qu’elles aient été, d’exception à telle ou telle règle. Si donc on conçoit un jugement comme rigoureusement universel, tel par conséquent qu’on ne puisse croire à la possibilité d’aucune exception, c’est que ce jugement n’est point dérivé de l’expérience, mais valable absolument a priori. L’universalité empirique n’est donc qu’une extension arbitraire de valeur ; d’une proposition qui vaut pour la plupart des cas on passe à une autre qui vaut pour tous, comme celle-ci par exemple : tous les corps sont pesants. Lorsqu’au contraire un jugement a essentiellement (le caractère d’une rigoureuse universalité, c’est qu’il suppose une source particulière de connaissance a priori, et elles sont inséparables. Tels sont donc les deux critères infaillibles d’une connaissance à priori selon Kant.
Maintenant, qu’il y ait dans la connaissance humaine des jugements nécessaires et rigoureusement universels, c’est-à-dire des jugements purs a priori, c’est ce qu’il est facile de montrer. Veut-on le tirer de l’usage le plus ordinaire de l’entendement on le trouve dans cette proposition, que tout changement a une cause. Veut-on prendre un exemple dans les sciences ? On n’a qu’à jeter les yeux sur toutes les propositions des mathématiques.
Kant estime que dans tous les jugements où est pensé le rapport d’un sujet à un prédicat, ce rapport est possible de deux manières. Dans le premier cas, le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose déjà contenu (implicitement dans ce concept A. Dans le deuxième cas, par contre, le prédicat B, quoique lié à ce concept A, est entièrement en dehors de lui, ajoutant quelque chose de nouveau. Il donne lui-même cette différence dans la critique de la raison pure :
« Les jugements (affirmatifs) analytiques sont donc ceux dans lesquels l’union du prédicat avec le sujet est pensée par identité ; ceux où cette union est pensée sans identité sont des jugements synthétiques. On pourrait aussi nommer les premiers des jugements déclaratifs (ou explicatifs), et les seconds, des jugements extensifs. Les premiers, en effet, n’ajoutent rien par le prédicat au concept du sujet, mais ne font que le décomposer par l’analyse en ses divers éléments déjà conçus avec lui (quoique d’une manière confuse) ; les seconds, au contraire, ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n’y était pas pensé et qu’aucune analyse n’aurait pu en faire sortir. Par exemple quand je dis : tous les corps sont étendus, c’est là un jugement analytique. Car je n’ai pas besoin de sortir du concept que je lie au mot corps pour trouver l’étendue unie avec lui ; il me suffit de le décomposer, c’est-à-dire de prendre conscience des éléments divers que je pense toujours en lui, pour y trouver ce prédicat. C’est donc un jugement analytique. Au contraire, quand je dis : tous les corps sont pesants, le prédicat est quelque chose de tout à fait différent de ce que je pense dans le simple concept d’un corps en général. » [55]
Kant poursuit en affirmant que toutes les sciences théoriques de la raison contiennent des jugements synthétiques qui leur servent de principes. Les jugements mathématiques sont tous synthétiques, dit-il. La science de la nature contient des jugements synthétiques a priori comme principes. Même la métaphysique, envisagée comme une science qu’on n’a fait que chercher jusqu’ici doit aussi contenir des connaissances synthétiques a priori :
« 1° Les jugements mathématiques sont tous synthétiques. Cette proposition semble avoir échappé jusqu’ici à l’observation de ceux qui ont analysé la raison humaine, et elle paraît même en opposition avec toutes leurs conjectures ; elle est pourtant incontestablement certaine et de très grande importance dans ses conséquences (…) Il faut remarquer d’abord que les propositions proprement mathématiques sont toujours des jugements a priori et non empiriques, puisqu’elles impliquent une nécessité qu’on ne peut tirer de l’expérience. Si l’on conteste cela, je restreindrai alors mon assertion aux mathématiques pures, dont le concept seul implique déjà qu’elles ne contiennent point de connaissances pures a priori (…) La métaphysique, même envisagée comme une science qu’on n’a fait que chercher jusqu’’ici, mais que la nature de la raison rend indispensable, doit aussi contenir des connaissances synthétiques a priori. Il ne s’agit pas seulement dans cette science de décomposer et d’expliquer analytiquement par là les concepts que nous nous faisons a priori des choses : mais nous y voulons étendre notre connaissance a priori. Nous devons pour cela nous servir de principes qui ajoutent au concept donné quelque chose qui n’y était pas contenu et, au moyen de jugement synthétiques a priori, nous avancer jusqu’à un point où l’expérience même ne peut nous suivre, comme par exemple dans cette proposition : le monde doit avoir un premier commencement, etc. C’est ainsi que la métaphysique, envisagée du moins dans son but, se compose de propositions purement synthétiques ».[56]
Kant pense que la connaissance découle dans l’esprit de deux sources principales, dont la première est la capacité de reconcevoir les représentations, il s’agit de la réceptivité des impressions ; et la seconde la faculté de connaître un objet au moyen de ces représentations, à savoir la spontanéité des concepts.
Par la première un objet nous est donné, par la seconde, il est pensé dans son rapport à cette représentation de l’esprit dans son rapport à cette représentation comme simple détermination de l’esprit. Les intuitions et les concepts sont donc les éléments de toute notre connaissance. Les concepts sans les intuitions, ni les intuitions sans les concepts ne peuvent fournir aucune connaissance. C’est ainsi que s’explique la célèbre affirmation de Kant : « des pensées sans matière sont vides ; des intuitions sans concepts sont aveugles. »[57]
Quant à la logique qui est l’idée centrale de ce point, Kant l’envisage sous deux points de vue : ou comme logique de l’usage de l’entendement en général, ou comme logique de son usage particulier. La première, il la désigne sous le nom de logique élémentaire : elle contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il n’y aurait aucun usage possible de l’entendement. La seconde est l’organon de telle ou telle science : elle contient les règles qui servent à penser exactement sur une certaine espèce d’objets. Distinguant la logique générale pure de la logique générale appliquée, voici comment Kant argumente sa conviction :
« La logique générale est ou pure ou appliquée. Dans la logique pure, nous faisons abstraction de toutes les conditions empiriques sous lesquelles s’exerce notre entendement, par exemple de l’influence des sens, du jeu de l’imagination, des lois de la mémoire, de la puissance de l’habitude, de l’inclination, etc. par conséquent aussi des sources de nos préjugés, et même en général de toutes les causes d’où sortent ou peuvent être supposées sortir certaines connaissances, parce qu’elles n’ont trait à l’entendement que dans certaines circonstances de son application et que, pour connaître ces circonstances, l’expérience est nécessaire. Une logique générale mais pure ne s’occupe donc que des principes a priori ; elle est un canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il y a de formel dans leur usage, quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (qu’en soit empirique ou transcendantal, lorsqu’elle a pour objet les règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives et empiriques que nous enseigne la psychologie. »[58]
Kant finit par donner la différence entre cette logique générale de celle transcendantale. La logique générale, dit-il, fait abstraction de tout contenu de la connaissance, c’est-à-dire de tout rapport de la connaissance à l’objet et elle n’envisage que la forme logique des connaissances dans leurs rapports entre elles : c’est la forme de la pensée en général.
Cependant, comme il y a des intuitions pures aussi bien que des intuitions empiriques, on pourrait bien trouver aussi une différence entre une pensée pure et une pensée empirique des objets. Dans ce cas, il y aurait une logique où l’on ne ferait pas abstraction de tout contenu de la connaissance, cette logique est transcendantale.
Voici un paragraphe où Kant la définit avec clarté :
« Dans la présomption qu’il y a peut être des concepts qui peuvent se rapporter a priori à des objets, non comme intuitions pures ou sensibles, mais seulement comme actes de la pensée pure, et qui par conséquent sont bien des concepts, mais des concepts dont l’origine n’est ni empirique ni esthétique, nous nous faisons d’avance l’idée d’une science de l’entendement pur et de la connaissance rationnelle par laquelle nous pensons des objets tout à fait a priori. Une telle science qui déterminerait l’origine, l’étendue et la valeur objective de ces connaissances, devrait porter le nom de logique transcendantale ; car, en même temps qu’elle n’aurait affaire qu’aux lois de l’entendement et de la raison, elle ne se rapporterait qu’à des objets a priori, et non, comme la logique générale, aux connaissances empiriques ou pures sans distinction. »[59]
Kant définit l’entendement comme une faculté de connaitre non sensible. L’entendement n’est donc pas une faculté d’intuition, car nous ne pouvons avoir aucune intuition en dehors de la sensibilité. Cependant, une fois l’intuition écarté, il ne nous restera que les concepts comme moyen de connaître.
La connaissance de l’entendement humain est donc pour Kant une connaissance discursive par concepts. Les concepts reposent donc sur la spontanéité de la pensée, de même que les intuitions sensibles sur la réceptivité des impressions. L’entendement ne peut faire de ces concepts d’autres usages que de juger par leur moyen.
Selon Kant, un concept ne se rapporte pas immédiatement à un objet, mais à quelque autre représentation de cet objet. (Intuition ou un autre concept).
Le jugement devient la connaissance médiate d’un objet, par conséquent la représentation d’une représentation de cet objet. Comme nous pouvons ramener tous les actes de l’entendement en général peut être représenté comme une faculté de juger. L’auteur de la philosophie transcendantale en dit quelque chose dans le premier chapitre de l’analytique des concepts qu’il intitule Fil conducteur servant à découvrir tous les concepts purs de l’entendement :
« Or penser, c’est connaître par concepts, et les concepts, comme prédicats de jugements possibles, se rapportent à quelque représentation d’un objet encore indéterminé. Ainsi le concept du corps signifie quelque chose, par exemple un métal, qui peut être connu par ce concept. Il n’est donc un concept qu’à la condition de contenir d’autres représentations au moyen desquelles il peut se rapporter à des objets. Il est donc le prédicat d’un jugement possible, de celui-ci par exemple tout métal est un corps. On trouvera donc toutes les fonctions de l’entendement, si l’on parvient à déterminer d’une manière complète les fonctions de l’unité dans les jugements. »[60]
2.12. De la fonction logique de l’entendement dans les jugements
Kant pense que les logiciens ont raison d’affirmer que si l’on regarde l’usage des jugements dans les raisonnements, on peut traiter les jugements singuliers comme des jugements universels car ils n’ont pas d’extension, leur prédicat ne peut être rapporté simplement à une partie de ce que contient le concept du sujet et être exclu du reste. Cependant, le jugement singulier, quant à sa valeur intrinsèque et comme connaissance en général, est absolument distinct des jugements généraux.
Il affirme encore que dans une logique transcendantale, il faut distinguer les jugements indéfinis, par rapport à la sphère logique, sont en réalité purement limitatifs relativement au contenu de la connaissance en général. Kant poursuit que les rapports de la pensée dans les jugements sont ceux du prédicat au sujet, du principe à la conséquence, de la connaissance divisée à tous les membres de la division.
Quant à la modalité des jugements, elle est une fonction tout à fait particulière, ajoute-t-il, qui a ce caractère distinctif de n’entrer pour rien dans le contenu des jugements, mais de ne concerner que la valeur de la copule relativement à la pensée en général.
Il pense en outre que les jugements sont problématiques lorsque l’on admet l’affirmation ou la négation comme simplement possible ou arbitraire ; ils sont assertoriques, lorsqu’elle est considérée comme réelle ou vraie ; ils sont apodictiques quand on la regarde comme nécessaire. Donc, la proposition problématique est celle qui n’exprime qu’une possibilité logique ; celle assertorique énonce une réalité ou une vérité logique : c’est ainsi que dans un raisonnement hypothétique, l’antécédent est problématique dans la majeure, et assertorique dans la mineure ; elle montre que la proposition est déjà liée à l’entendement en vertu de ses lois. La proposition apodictique exprime une nécessité logique ; elle conçoit l’assertorique comme étant déterminée par ces lois mêmes de l’entendement, et par conséquent comme étant affirmative a priori.
Kant donne finalement le tableau à quatre titres avec chacun trois moments en affirmant ceci :
« Si l’on fait abstraction de tout contenu d’un jugement en général et que l’on n’y envisage que la simple forme de l’entendement, on trouve que la fonction de la pensée dans le jugement peut être ramenée à quatre titres, dont chacun contient trois moments. Ils sont parfaitement représentés dans le tableau suivant :
1. Quantité des jugements
Universels
Particuliers
Singuliers
2. Qualité
Affirmatifs
Négatifs
Indéfinis
3. Relation
Catégoriques
Hypothétiques
Disjonctifs
4. Modalité
Problématiques
Assertoriques
Apodictiques »[61]
Kant définit l’entendement comme la faculté des règles, et le jugement comme la faculté de subsumer sous des règles, c’est-à-dire de décider si quelque chose rentre ou non sous une règle donnée. Selon lui, la logique générale faisant abstraction de tout contenu de la connaissance, elle ne peut contenir des préceptes pour le jugement. Par conséquent, il ne lui reste qu’à exposer séparément, par voie d’analyse, la simple forme de la connaissance dans les concepts, les jugements et les raisonnements ; et à établir ainsi les règles formelles de tout usage de l’entendement. Cette logique générale peut bien offrir à un entendement borné une provision de règles et greffer en quelque sorte sur lui des connaissances étrangères, mais il faut que l’élève possède déjà par lui-même la faculté de s’en servir exactement ; et en l’absence de ce don de la nature, il n’y a pas de règle qui soit capable de le prémunir contre l’abus qu’il en peut faire.
Cependant, poursuit Kant, si la logique générale ne peut donner de préceptes au jugement, il en est tout autrement de la logique transcendantale, à tel point que celle-ci semble avoir pour fonction propre de corriger et d’assurer le jugement par des règles déterminées dans l’usage qu’il fait de l’entendement pur. Par rapport à ces idées, voici la façon dont Kant conclut :
« La philosophie transcendantale a ceci de particulier qu’outre la règle (ou plutôt la condition générale des règles) qui est donnée dans le concept pur de l’entendement, elle peut indiquer aussi en même temps a priori le cas où la règle doit être appliquée. D’où vient l’avantage qu’elle a sous ce rapport sur toutes les autres sciences instructives (les mathématiques exceptées) ? En voici la raison. Elle traite de concepts qui doivent se rapporter a priori à leurs objets, et dont par conséquent la valeur objective ne peut pas être démontrée a postériori, puisqu’on méconnaitrait ainsi leur dignité : mais en même temps il faut qu’elle expose, à l’aide de signes généraux mais suffisants, les conditions sous lesquelles peuvent être données des objets en harmonie avec ces concepts ; autrement ils n’auraient point de contenu, et par conséquent ils seraient de simples formes logiques et non des concepts purs de l’entendement .»[62]
Pour Kant donc, la doctrine transcendantale du jugement est nécessaire pour expliquer comment des concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer à des phénomènes en général.
Kant affirme que dans toute subsomption d’un objet sous un concept, la représentation de l’objet doit être homogène à celle du concept, c’est-à-dire que le concept doit renfermer ce qui est représenté dans l’objet à y subsumer. Cependant, les concepts purs de l’entendement comparés aux intuitions empiriques ou ensembles, sont tout à fait hétérogènes, et ne sauraient jamais se trouver dans quelque intuition. Comment donc, s’interroge Kant, la subsomption de ces intuitions sous ces concepts, et par conséquent l’application des catégories aux phénomènes est-elle possible, puisque personne ne saurait dire que telle catégorie, par exemple la causalité, peut être perçue par les sens et qu’elle est renfermée dans le phénomène ?
Pour Kant, c’est cette question si naturelle et si importante qui fait qu’une doctrine transcendantale du jugement est nécessaire pour expliquer comment des concepts purs de l’entendement peuvent s’appliquer à des phénomènes en général. Par ailleurs, Kant estime qu’il est évident qu’il doit y avoir un troisième terme qui soit homogène, d’un côté, à la catégorie, et de l’autre, au phénomène, et qui rende possible l’application de la catégorie au phénomène. Cette représentation intermédiaire doit être pure, sans aucun élément empirique, et pourtant il faut qu’elle soit d’un côté intellectuelle et de l’autre sensible. Et Kant l’appelle le schème transcendantal. Voici un petit paragraphe où Kant pense que la détermination transcendantale du temps est un schème des concepts de l’entendement :
« Le concept de l’entendement contient l’unité synthétique pure de la diversité en général. Le temps, comme condition formelle des représentations diverses du sens intime et par conséquent de leur liaison, contient une diversité a priori dans l’intuition pure. Or, une détermination transcendantale du temps est homogène à la catégorie (qui en constitue l’unité), entant qu’elle est universelle et qu’elle repose sur une règle a priori. Mais d’un autre côté elle est homogène au phénomène, en ce sens que le temps est impliqué dans chacune des représentations empiriques de la diversité. Une application de la catégorie à des phénomènes sera donc possible au moyen de la détermination transcendantale du temps ; c’est cette détermination qui, comme schème des concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomption des phénomènes sous la catégorie »[63]
Kant appelle donc schème de l’entendement d’un concept, cette condition formelle et pure de la sensibilité, à laquelle le concept de l’entendement est restreint dans son usage. Et la méthode que suit l’entendement à l’égard de ces schèmes, il l’appelle le schématisme de l’entendement pur. Le schème n’est toujours par lui-même qu’un produit de l’imagination ; mais il faut distinguer le schème de l’image. Ainsi, l’image pure de toutes les quantités pour le sens extérieur est l’espace, et celle de tous les objets des sens en général est le temps. Mais le schème pur de la quantité considérée comme concept de l’entendement est le nombre, lequel est une représentation embrassant l’addition successive de l’unité à l’unité. La réalité est dans le concept pur de l’entendement ce qui correspond à une sensation en général, par conséquent ce dont le concept indique par soi une existence dans le temps. Quant à la négation, elle est ce dont le concept représente une non-existence dans le temps. Et le schème d’une réalité sera donc, comme quantité de quelque chose qui remplit le temps, cette continuelle et uniforme production de la réalité dans le temps. Le schème de la substance est la permanence du réel dans le temps. Le schème de la cause et de la causalité d’une chose en général est le réel qui, une fois posé arbitrairement, est toujours suivi de quelque autre chose. Il consiste donc dans la succession des éléments divers, en tant qu’elle est soumise à une règle.
Le schème de la communauté (action réciproque) ou de la causalité mutuelle des substances, est la simultanéité des déterminations de l’une avec celles des autres suivant une règle générale.
Le schème de la réalité est l’existence dans un temps déterminé. Le schème de la nécessité est l’existence d’un objet en tout temps. Et voici la conclusion de Kant à ce propos :
« On voit partout cela ce que contient et représente le schème de chaque catégorie : celui de la quantité, la production (la synthèse) du temps lui-même dans l’appréhension successive d’un objet ; celui de la qualité, la synthèse de la sensation (de la perception) avec la représentation du temps, ou le fait de remplir le temps, celui de la relation, le rapport qui lie les représentations les unes aux autres en tout temps (c’est-à-dire suivant une règle de la détermination du temps), enfin le schème de la modalité et de ses catégories, le temps lui-même comme corrélatif de l’acte de déterminer si et comment un objet appartient au temps. Les schèmes ne sont donc autre chose que des déterminations a priori du temps, faites d’après certaines règles, et ces déterminations, suivant l’ordre des catégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordre du temps, enfin l’ensemble du temps, par rapport à tous les objets possibles. »[64]
1. Axiomes de l’intuition
Selon Kant, le principe de ces axiomes est le suivant : « toutes les intuitions sont des grandeurs extensives »[65]. Il appelle grandeur extensive celle où la représentation des parties rend possible la représentation du tout et par conséquent la précède nécessairement.
2. Anticipation de la perception
En voici le principe : dans tous les phénomènes le réel, qui est un objet de sensation, a une grandeur intensive, c’est-à-dire un degré. « On peut désigner sous le nom d’anticipation toute connaissance par laquelle je puis connaitre et déterminer a priori ce qui appartient à la connaissance empirique, (…) »[66]
3. Analogie de l’expérience
En voici le principe : l’expérience n’est possible que par la représentation d’une liaison nécessaire des perceptions. « L’expérience est une connaissance empirique, c’est-à-dire une connaissance qui détermine un objet par des perceptions. »[67]
A. Première analogie
Principe de la permanence de la substance : la substance persiste au milieu du changement de tous les phénomènes, et sa quantité n’augmente ni ne diminue dans la nature.
B. Deuxième analogie
Principe de la succession dans le temps suivant la loi de la causalité : tous les changements arrivent suivant la loi de la liaison des effets et des causes.
C. Troisième analogie
Principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté : toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque universelle.
IV. Les postulats de la pensée empirique en général
1° Ce qui s’accorde avec les conditions formelles de l’expérience quant à l’intuition et aux concepts est possible.
2° Ce qui s’accorde avec les conditions matérielles de l’expérience (de la sensation) est réel.
3° Ce dont l’accord avec le réel est déterminé suivant les conditions générales de l’expérience est nécessaire (existe nécessairement).
Kant conclut ce chapitre relatif au système de tous les principes de l’entendement pur en affirmant que la conséquence de toute cette section est que tous les principes de l’entendement pur ne sont rien de plus que des principes a priori de la possibilité de l’expérience, et c’est à celle-ci que se rapportent toutes les propositions synthétiques a priori, et leur possibilité même repose sur cette relation.
Le principe de causalité peut être considéré comme le point de départ du système Kantien. En effet, c’est grâce à ce principe que Kant dit de Hume qu’il l’avait tiré de son sommeil dogmatique, le poussant ainsi à construire un système philosophique critique. Qu’était-ce donc que ce « sommeil dogmatique » ? Kant était comme emprisonné dans le vaste système, cohérent, assuré, construit par Leibniz, dans une philosophie embrassant un savoir si riche et si rigoureusement organisé qu’il est possible de s’y tenir et d’y vivre. Le « sommeil dogmatique », c’est le contraire de l’attitude critique. Kant vivait content, exempt de doute critique, à l’intérieur d’une doctrine solide.
D. Hume a poussé plus loin sa critique du principe de causalité pour deux raisons dont la première est son athéisme et la seconde son empirisme. Il met en question la connaissance elle-même en s’interrogeant sur le concept de causalité. Notre connaissance, dit-il, se limite à notre expérience, à celle que nous communiquons aux autres. Or l’expérience perceptive ne nous propose que la succession régulièrement constatée des phénomènes A puis B et rien de plus. C’est dépasser, extrapoler cette expérience limitée, imparfaite que de l’ériger en loi générale absolue, éternelle. La cause n’est qu’une croyance en la cause c’est-à-dire une idée. Nous ne pouvons pas l’affirmer comme une certitude.
Et si Kant s’est éveillé, ce n’est pas que la pensée de Hume lui donnait satisfaction, au contraire, c’est qu’elle ne le satisfaisait aucunement. Pour Kant, Hume a posé le problème de la causalité, et il l’a résolu d’une manière inacceptable. Kant s’étonne face au fait que la science, en général ; puisse exister ; qu’il y ait en fait un savoir nécessaire et universel. Il avait pour Hume la plus vive admiration. Or Hume affirme que la causalité ne repose que sur l’habitude. Kant, épris de la certitude et de l’évidence des mathématiques, où tout doute est exclu, ne peut se satisfaire d’une telle explication : l’habitude est incapable de ne fonder aucune sorte de certitude. Hume a eu le grand mérite de poser le problème du fondement de la causalité, en un temps où la physique se fondait sur le déterminisme. Aujourd’hui, la causalité a perdu quelque chose de l’importance exclusive qu’elle avait pour la physique du XVIII siècle, pour laquelle elle était une exigence absolue et décisive. Dans la critique de la raison pure, Kant donne raison en partie à Hume disant que ce dernier a raison d’affirmer que rien ne nous autorise à supposer qu’il existe une causalité. Alors que notre expérience nous fait constater seulement une succession des phénomènes dans le monde. Mais il a tort, dit-il, lorsqu’il en conclut que toute connaissance rationnelle est impossible. Ainsi donc, Kant se dit qu’il est impossible de fonder une science qui se veut certaine sur quelque chose d’aussi incertaine que l’habitude. Pour Kant, cette connaissance certaine existe et la physique newtonienne en est une preuve. Il ne se demande pas si la physique existe, ou si la science existe. On aurait peut être pu poser une telle question au cours des siècles précédents. Mais à l’époque de Newton il n’est plus possible de mettre en doute la réalité de la science, de la physique : elle existe. C’est un fait. Et elle est toute entière fondée sur le principe de causalité. Si donc la causalité ne reposait que sur quelque chose d’aussi aléatoire que l’habitude, il n’y aurait pas de véritable science. Or il y en a une. D’où la question posée par Kant : « comment la science est-elle en général possible ? » Tel est le point de départ particulièrement caractéristique chez Kant.
Cependant, le problème qui nous préoccupe dans ce point n’est pas limité à ce débat entre Hume et Kant ; nous voulons plutôt saisir ce que Kant dit de l’essence même de la causalité dans sa philosophie transcendantale. Les lignes qui suivent vont donc essayer d’atteindre ce but.
Pour Kant, la causalité n’existe pas dans le monde en dehors de l’esprit de l’homme. C’est une relation qui n’existe que dans cet esprit à titre de structure cognitive potentielle et que l’homme applique aux multiples cas de son expérience perceptive. La causalité est donc une idée et non un fait. En observant la table des catégories, nous voyons la causalité comme catégorie de la relation. Cela n’est pas un jeu de hasard ; c’est plutôt que Kant considère la causalité comme une catégorie de l’entendement. Voici ce que Kant affirme dans la première remarque qu’il fait sur la réfutation de l’idéalisme.
« On remarquera dans la preuve précédente que le jeu de l’idéalisme est retourné, à bien plus juste titre, contre ce système. Celui-ci admettait que la seule expérience immédiate est l’expérience interne et que l’on ne fait que conclure de là à l’existence des choses extérieures, mais qu’ici, comme dans tous les cas où l’on conclut d’effets données à des causes déterminées, la conclusion est incertaine, parce que la cause des représentations peut aussi être en nous-mêmes, et que peut être nous les attribuons faussement à des choses extérieures ».[68]
Par ailleurs, en parlant de la causalité, Kant énonce le principe de la simultanéité suivant la loi de l’action réciproque ou de la communauté :
« Toutes les substances, en tant qu’elles peuvent être perçues comme simultanées dans l’espace, sont dans une action réciproque universelle. »[69]
Pour Kant, les choses sont simultanées lorsque, dans l’intuition empirique, la perception de l’une et celle de l’autre peuvent se suivre réciproquement. La simultanéité est donc l’existence de choses diverses dans le même temps. Un concept intellectuel de la succession réciproque des déterminations de ces choses existant simultanément les unes en dehors des autres, est donc nécessaire pour pouvoir dire que la succession réciproque des perceptions est fondée dans l’objet et pour se représenter ainsi le rapport des substances dans lequel l’une contient les déterminations dont la raison est contenue dans l’autre, est le rapport d’influence, et quand réciproquement la seconde contient la raison des déterminations de la première, c’est le rapport de la communauté ou de l’action réciproque. Voici ce que pense Kant pour que la simultanéité puisse être connue dans une expérience quelconque :
« Chaque substance (ne pouvant être conséquence qu’au point de vue des ses déterminations) doit contenir la causalité de certaines déterminations dans les autres substances et en même temps les autres substances et en même temps les effets de la causalité des autres substances en elle, c’est que toutes doivent être (immédiatement ou médiatement) en communauté dynamique. »[70]
En outre, Kant estime que comme la seule existence qui puisse être reconnue pour nécessaire sous la condition d’autres phénomènes donnés et celle des effets résultant de causes données d’après les lois de la causalité, ce n’est pas de l’existence des choses (des substances), mais seulement de leur état que nous pouvons connaître la nécessité, et cela en vertu des lois empiriques de la causalité, au moyen d’autres états donnés dans la perception. Il suit de là que le critérium de la nécessité réside uniquement dans cette loi de l’expérience possible, à savoir, que tout ce qui arrive est déterminé à priori dans le phénomène par sa cause. Nous ne connaissons donc dans la nature que la nécessité des effets dont les causes nous sont données ; le signe de la nécessité dans l’existence ne s’étend pas au-delà du champ de l’expérience possible, et même dans ce champ il ne s’applique pas à l’existence des choses comme des effets empiriques ou comme quelque chose qui arrive et qui naît. La nécessité ne concerne donc que les rapports des phénomènes suivant la loi dynamique de la causalité, et que la possibilité qui s’y fonde, de conclure a priori de quelque existence donnée (d’une cause) à une autre existence (à l’effet). A ce niveau, Kant donne des principes avec lesquels il conclut cette notion de causalité :
« Tout ce qui arrive est hypothétiquement nécessaire ; c’est là un principe qui soumet le changement dans le monde à une loi, c’est-à-dire à une règle de l’existence nécessaire, sans laquelle il n’y aurait pas même de nature. »[71] C’est pourquoi le principe : rien n’arrive par un hasard aveugle (in mundo non datur casus) est une loi a priori de la nature. Il en est de même de celle-ci : il n’y a pas dans la nature de nécessité aveugle, mais une nécessité conditionnelle, par conséquent intelligente (non datur fatum) (…) Le premier est proprement une conséquence du principe de la causalité (dans les analogies de l’expérience). Le second appartient aux principes de la modalité, qui ajoute à la détermination causale le concept de la nécessité, mais d’une nécessité soumise à une règle de l’entendement. Le principe de la continuité interdisait dans la série des (des changements) tout saut (in mundo non datur saltus), et en même temps, dans l’ensemble de toutes les intuitions empiriques dans l’espace, toute lacune, tout hiatus entre deux phénomènes (non datur hiatus) ; car on peut énoncer ainsi le principe : il ne peut rien tomber dans l’expérience qui prouve un vacuum, ou qui seulement le permette comme une partie de la synthèse empirique. »[72]
Kant considère que la raison pure est le siège de l’apparence transcendantale, et la dialectique en général comme une logique de l’apparence. Contrairement à Descartes, il estime que les sens ne nous trompent pas, mais que cela ne veut pas dire que les sens jugent toujours exactement ; par contre c’est parce qu’ils ne jugent pas du tout. C’est donc dans le jugement uniquement c’est-à-dire dans le rapport de l’objet à l’entendement qu’il faut placer la vérité aussi bien que l’erreur, et partant aussi l’apparence, en tant qu’elle nous invite à l’erreur.
Le sens et la portée de l’analyse de Kant sur l’apparence ou illusion transcendantale, au début de la dialectique transcendantale, ne saurait être compris que si on la replace dans l’ensemble de la critique de la raison pure, c’est-à-dire spéculative, et de la critique de la raison pratique. Elle est en effet à la charnière de deux critiques, et l’essentiel des additions et modifications que Kant a introduites dans la seconde édition de la critique de la raison pure s’y rattache. Une lecture superficielle de la première édition pourrait laisser croire que Kant prononce la fin de la métaphysique en établissant ce qu’il est convenu d’appeler le relativisme de la connaissance. Notre faculté de connaitre, qui saisit le divers sensible par les formes a priori de la sensibilité et l’organise grâce aux concepts purs ou catégories de l’entendement, ne peut atteindre que des phénomènes. La révolution copernicienne accomplie par Kant dans le domaine de la métaphysique consiste à montrer que ce sont les objets qui se règlent sur notre connaissance et non notre connaissance qui se règle sur les objets, ce qui permet de fonder une science des phénomènes, une physique. Mais il en résulte que les choses en soi sont inaccessibles et, en ce sens, l’utilité de la métaphysique n’est que négative, puisqu’elle a pour objet d’expliquer l’échec de toutes les tentatives antérieures pour fonder une métaphysique. Il vient de ce que la raison spéculative s’aventure au-delà des limites de l’expérience possible. C’est en quoi consiste l’apparence transcendantale, l’apparence (schein) devant être radicalement distinguée du phénomène (Erscheinung). Kant affirme que la vanité de ces tentatives ne tient pas essentiellement à une erreur qui serait imputable à tel ou tel philosophe. Elle a pour origine une illusion constitutive de notre raison, et elle est par conséquent inévitable. On doit donc la dénoncer, mais c’est le propre de l’illusion de ne pouvoir être dissipée. L’illusion transcendantale est produite par l’influence inaperçue de la sensibilité sur l’entendement, qui nous conduit à faire des principes subjectifs les principes objectifs des choses en soi et nous fait croire à l’extension de l’entendement pur. C’est en quoi ces apparences deviennent transcendantes, c’est-à-dire usurpent la qualité de principes en prétendant régir un domaine qui leur échappe nécessairement. Le terme transcendant ne doit donc pas être confondu avec celui de transcendantal, dont il n’a que l’apparence et qui désigne ce par quoi une connaissance a priori est possible. Ainsi les principes de l’entendement pur sont à la fois transcendantaux et immanents, c’est-à-dire qu’ils ne dépassent pas la possibilité de l’expérience et assurent la nécessité de la connaissance.
Toute fois, cette illusion naturelle enveloppe une puissance légitime d’affirmation de la raison et possède un fondement positif dans sa nature même. Kant affirme en outre que « ce qui nous pousse à sortir des limites de l’expérience, c’est l’inconditionné que la raison exige nécessairement et à juste titre, dans les choses en soi pour tout ce qui est conditionné afin d’achever la série des conditions »[73]
Ce besoin indéfectible de l’inconditionné ou de l’absolu est le moteur de la raison spéculative elle-même et de la science. En son usage logique, la raison doit rattacher un jugement à sa condition, et cette condition à une autre condition. Par exemple, une cause est elle-même l’effet d’une autre cause, et ainsi à l’infini. L’illusion consiste à prendre ceci pour une réalité, à s’imaginer que la raison peut avoir une connaissance de l’être. Voici quelques lignes où Kant parle de l’apparence transcendantale, tirées de la Critique de la raison pure, dans l’introduction à la dialectique transcendantale :
« L’apparence logique, qui consiste simplement dans l’imitation de la forme de l’entendement (l’apparence des paralogismes) résulte uniquement d’un défaut d’attention aux règles de la logique. Aussi se dissipe-t-elle complètement dès que cette règle est appliquée au cas présent. L’apparence transcendantale au contraire ne cesse pas par cela seul qu’on l’a découverte et que la critique transcendantale en a clairement montré la vanité (par exemple l’apparence qu’offre cette proposition : le monde doit avoir un commencement dans le temps). La cause en est qu’il y a dans notre raison (considérée subjectivement comme un pouvoir de connaissance de l’homme) des règles et des maximes fondamentales de son application, qui ont tout à fait l’apparence des principes objectifs et font que la nécessité subjective d’une certaine liaison de concepts en nous, exigée par l’entendement, passe pour une nécessité objective de la détermination des choses en soi. C’est là une illusion qui ne peut être évitée, pas plus que nous ne saurions faire que la mer ne nous paraisse plus élevée à l’horizon qu’au près du rivage, puisque nous la voyons alors par des rayons plus élevés, ou pas plus que l’astronome lui-même ne peut empêcher que la lune lui paraisse grande à son lever, bien qu’il ne soit pas trompé par cette apparence. »[74]
Kant pense que toute la connaissance humaine commence par les sens, passe de là à l’entendement et finit par la raison. Il y a, à ce propos, trois facultés qui entrent en jeu dans le processus de la connaissance, à savoir la sensibilité, l’entendement et la raison. Selon lui, il n’est pas en l’homme de faculté au dessus de la raison, pour élaborer la matière de l’intuition et pour la ramener à la plus haute unité de la pensée. Dans les lignes qui suivent, nous voyons Kant tenter de définir la raison en la distinguant de l’entendement :
« Comme il me faut ici donner une définition de cette faculté suprême de connaitre, je me trouve dans un certain embarras. Il y a d’elle, comme de l’entendement, un usage purement formel, c’est-à-dire l’usage logique, quand la raison fait abstraction de tout le contenu de la connaissance ; mais il a aussi un usage réel puisqu’elle contient elle-même la source de certains concepts et de certains principes qu’elle ne tire ni des sens ni de l’entendement (…) Puis donc qu’il y a bien lieu de distinguer dans la raison une faculté logique et une faculté transcendantale, il faut chercher un concept plus élevé de cette source de connaissance, un concept qui comprenne les deux autres sous lui ; (…) Dans la première partie de notre logique transcendantale, nous avons défini l’entendement la faculté des règles ; nous distinguons ici la raison de l’entendement en la définissant la faculté des principes. »[75]
Nous comprenons dans ces phrases d’une manière claire la définition qu’il donne à la raison pour la distinguer de l’entendement : la raison est la faculté qui ramène à l’unité les règles de l’entendement sous des principes. Elle ne se rapporte donc jamais immédiatement à l’expérience ou à un objet, mais à l’entendement, aux connaissances diverses auxquelles elle s’efforce de donner une unité a priori par le moyen de certains concepts. Tel est le concept général de la faculté de la raison. L’entendement, quant à lui, est la faculté qui ramène les phénomènes à l’unité au moyen des règles.
Dans l’usage logique de la raison, Kant fait une distinction entre ce qui est immédiatement connu et ce que nous ne faisons qu’inférer. Comme nous avons constamment besoin d’inférer, et cela devient en nous par là même une habitude, nous finissons par ne plus remarquer cette distinction et nous tenons souvent pour quelque chose d’immédiatement saisi ce qui n’est que conclu. Pour Kant, dans toute inférence, il y a une phrase qui sert de principe, et une seconde qui en est tirée, la conclusion, enfin l’intermédiaire (la conséquence) qui lie indissolublement la vérité de la dernière à celle de la première. Voici quelques lignes où Kant exprime cela d’une manière un peu plus claire :
« Si le jugement conclu est déjà renfermé dans le premier, en sorte qu’il puisse en être tiré sans l’entremise d’une troisième idée, l’inférence est dite alors immédiate (consequencia immediata). J’aimerais mieux l’appeler inférence de l’entendement. Mais si, outre la connaissance qui sert de principe, il est encore besoin d’un autre jugement pour opérer la conclusion, alors on parle d’inférence de la raison (ou raisonnement) (…) Dans tout raisonnement je conçois d’abord une règle (major) au moyen de l’entendement. En suite je subsume une connaissance sous la condition de la règle (minor) au moyen de la faculté du jugement. Enfin je détermine ma connaissance par le prédicat de la règle (conclusio) et par conséquent a priori, au moyen de la raison. Aussi le rapport que représente la majeure comme règle entre une connaissance et sa condition constitue-t-il les diverses espèces de raisonnements. Comme on distingue trois sortes de jugements, en considérant la manière dont ils expriment le rapport de la connaissance dans l’entendement, il y a aussi trois sortes de raisonnements : les catégoriques, les hypothétiques et les disjonctifs. »[76]
Kant conclut ce point en affirmant que la raison dans le raisonnement, cherche à ramener la grande variété des connaissances de l’entendement au plus petit nombre de principes ou des conditions générales, et à y opérer ainsi la plus haute unité.
Kant estime que la raison exige la diversité des règles et l’unité des principes pour mettre l’entendement parfaitement en accord avec lui-même, de même que celui-ci ramène à des concepts le divers de l’intuition et y met une unité. Dans ce point, la question est de savoir si la raison en elle-même, c’est-à-dire la raison pure, contient a priori des principes et des règles synthétique et en quoi ces principes peuvent consister. Selon Kant, le procédé formel et logique de la raison nous fournit à ce sujet déjà une indication suffisante, pour trouver le fondement sur lequel repose le principe transcendantal de cette faculté, dans la connaissance synthétique que nous devons à la raison pure. Le raisonnement ne concerne pas des intuitions à ramener à des règles comme le fait l’entendement avec ses catégories, mais il concerne les concepts et les jugements. Si donc la raison pure se rapporte à des objets, elle n’a pas de rapport immédiat à ces objets et à leur intuition, elle n’a de tel rapport qu’avec l’entendement et ses jugements qui sont, eux, directement en contact avec les sens et leur intuition, pour en déterminer l’objet. La raison exige l’intégrité des conditions dans leur série pour un conditionné donné. Elle se rapporte pas à des objets ni à des intuitions ou encore au divers de la perception, mais elle se rapporte uniquement aux concepts de l’entendement et aux jugements. Voilà pourquoi elle est dite pure. Kant exprime cela dans l’introduction de la dialectique transcendantale :
« D’abord, le raisonnement ne concerne pas des intuitions qu’il ramènerait à des règles (comme fait l’entendement avec ses catégories), mais il concerne les concepts et les jugements. Si donc la raison pure se rapporte à des objets, elle n’a pas de rapport immédiat à ces objets et à leur intuition, elle n’a de tel rapport qu’avec l’entendement et ses jugements qui sont, eux, directement l’objet. L’unité de la raison n’est donc pas l’unité d’une expérience possible, elle est essentiellement distincte de celle-ci, comme de l’unité propre à l’entendement. Le principe que tout ce qui arrive a une cause n’est point du tout connu et prescrit par la raison. Il rend possible l’unité de l’expérience et n’emprunte rein à la raison (…) En second lieu la raison, dans son usage logique, cherche la condition générale de son jugement (de la conclusion) et le raisonnement n’est lui-même autre chose qu’un jugement que nous formons en subsumant sa condition sous une règle générale (la majeure) (…) les propositions fondamentales qui dérivent de ce principe suprême de la raison pure seront transcendantes par rapport à tous les phénomènes, c’est-à-dire qu’il sera impossible d’en faire un usage empirique qui lui soit adéquat. »[77]
Kant affirme que l’objet d’une idée purement transcendantale est quelque chose dont on n’a nul concept, quoi que la raison produise nécessairement cette idée suivant ses lois originaires. Et pourtant, la réalité transcendantale ou subjective des concepts purs de la raison a du moins ce fondement que nous sommes conduits à de telles idées par un raisonnement nécessaire. Il y a donc des raisonnements qui ne contiennent pas de prémisses empiriques et au moyen desquels, de quelque chose dont nous n’avons aucun concept, et à laquelle nous attribuons pourtant de la réalité objective, par l’effet d’une inévitable apparence. Ces sortes de raisonnements, à considérer leur résultat, Kant dit qu’ils méritent plutôt le nom de sophismes que celui de raisonnements. Cependant à cause de leur origine, ils peuvent bien porter encore le nom de raisonnements, car ils ne sont pas nés d’une manière factice ou accidentelle, mais ils résultent de nature de la raison. Ce sont des sophismes non de l’homme, mais de la raison pure elle-même. Kant estime qu’on peut éviter l’erreur que ces sophismes entrainent, mais on ne peut se délivrer de leur apparence. Il y a trois espèces de raisonnements dialectiques autant qu’il y a d’idées auxquelles aboutissent leurs conclusions. Dans ce point, nous parlons d’abord des paralogismes de la raison pure ou paralogismes transcendantaux. Avant de nous étendre là-dessus, voyons tout de même comment Kant classifie ces trois formes de raisonnements dialectiques qu’il considère lui-même comme des sophismes de la raison pure :
« Dans les raisonnements de la première classe, je conclus du concept transcendantal du sujet, qui ne renferme point de diversité, à l’absolue unité de ce sujet lui-même, mais sans en avoir de cette manière aucune espèce de concept. Cette conclusion dialectique, je l’appellerai paralogisme transcendantal. La seconde classe des conclusions sophistiques repose sur le concept transcendantal de la totalité absolue des conditions d’un phénomène donné en général : de ce que, d’un côté, j’ai toujours un concept contradictoire de l’unité synthétique absolue de la série, je conclus à la vérité de l’unité opposée, dont je n’ai pourtant non plus aucun concept. J’appellerai antinomie de la raison pure l’état de raison dans ces conclusions dialectiques. Enfin, la troisième espèce de raisonnements sophistiques, je conclus de la totalité des conclusions nécessaires pour concevoir des objets en général, en tant qu’ils peuvent m’être donnés, à l’unité synthétique absolue de toutes les conditions de la possibilité des choses en général, c’est-à-dire de choses que je ne connais pas au moyen de leur simple concept transcendantal, à un être de tous les êtres, que je connais moins encore par un concept transcendant, et de l’absolue nécessité duquel je ne puis me former aucun concept. Je donnerai à ce raisonnement dialectique le nom d’idéal de la raison pure »[78]
Ceci a été une citation où nous lisions la classification des raisonnements dialectiques ou sophismes en paralogisme transcendantal, antinomie de la raison pure et idéal de la raison pure. Dans les premiers raisonnements dialectiques qui nous préoccupent dans ce point, nous voyons d’abord le paralogisme logique. Celui-ci consiste dans un raisonnement faux quant à la forme, quel qu’en soit d’ailleurs le contenu, affirme Kant. Dans un paralogisme transcendantal c’est un principe fondamental qui nous fait conclure faussement quant à la forme. Ainsi cette espèce de raisonnement a son fondement dans la nature de la raison humaine, et elle entraine une illusion inévitable, mais non inexplicable.
Ils trouvent des paralogismes de la psychologie transcendantale émanant du jugement « je pense », et que l’on prend faussement pour une science de la raison pure traitant de la nature de notre être pensant.
Dans ce point, nous voulons parler des propositions où la raison pure est inévitablement soumise à une antinomie ; nous parlerons aussi des causes de la dite antinomie. Une autre question que se pose Kant lui-même est celle de savoir si la raison peut cependant, au milieu du conflit des propositions, trouver un chemin qui la conduise à la certitude et de quelle manière. L’antinomie est un conflit des propositions qui se contredisent, mais sont vraies en même temps. Voici comment Kant introduit cette notion dans la section de l’antithétique de la raison pure :
« Si l’on désigne sous ce non de thétique tout ensemble de doctrines dogmatiques, j’entends par antithétique, non les affirmations dogmatiques du contraire, mais le conflit qui s’élève entre les connaissances dogmatiques en apparence (thèse contre antithèse), sans que l’une paraisse avoir plus de titres que l’autre à notre assentiment. L’antithétique ne s’occupe donc nullement d’assertions dirigées dans un même sens, mais elle n’envisage les connaissances générales de la raison que dans leur conflit et dans les causes de ce conflit. L’antithétique transcendantale est une recherche sur l’antinomie de la raison pure, ses causes et son résultat. Lorsque nous ne nous bornons plus à appliquer notre raison à des objets de l’expérience en nous servant des principes de l’entendement, mais que nous essayons d’étendre (son application) au-delà des bornes de cette expérience, il en résulte des propositions sophistiques, qui ont ni confirmation à espérer ni contradiction à craindre de l’expérience, et dont chacune non seulement est en elle-même exemple de contradiction, mais même trouve dans la nature de la raison des conditions qui la rendent nécessaire ; malheureusement l’assertion contraire repose de son côté sur des raisons non moins bonnes et non moins nécessaires. »[79]
L’idée du monde entant que totalité des phénomènes extérieurs, voilà le champ de bataille des antinomies. Cette totalité, nous ne la rencontrons jamais dans l’expérience. C’est impossible, affirme Kant. Nous ne rencontrons jamais que des phénomènes partiels dans le monde, dont la totalité ne peut devenir objet pour nous. Nous-mêmes, nous sommes pour nous-mêmes des objets dans le monde. Certes, nous pouvons acquérir une connaissance scientifique nécessaire et universelle, de phénomènes dans le monde, dans l’univers, mais non pas de l’univers dans sa totalité.
Ainsi, lorsque la « cosmologie rationnelle » prétend posséder une doctrine du monde dans sa totalité, elle dépasse les limites de la faculté de connaitre de l’être humain entant que sujet théorique un tel savoir est inaccessible à l’homme, et Kant en donne une démonstration qui est sans doute ce qu’il y a eu de plus extraordinaire dans l’histoire de la pensé philosophique. Ce sont les fameuses Antinomies de la raison pure.
Il ne s’agit pas dans ces antinomies, de simples contradictions à éliminer. Il s’agit au contraire de contradictions dans lesquelles la raison pure, lorsqu’elle s’efforce d’atteindre des vérités métaphysiques, s’enferre nécessairement. Elle se trouve acculée à quatre antinomies. Il s’agit de l’univers dans sa totalité et de quatre problèmes posés à son sujet au cours de l’histoire de la philosophie. Kant met face à face les solutions contradictoires qui leur ont été données : d’un côté la thèse, de l’autre l’antithèse. Dans la première alternative, le monde est fini (thèse) ou le monde est infini (antithèse). Voici comment s’énonce le premier conflit entre propositions :
« Le monde a un commencement dans le temps, et il est aussi limité dans l’espace. – le monde n’a ni commencement (dans le temps) ni limites dans l’espace, mais il est infini dans le temps comme dans l’espace »[80]
Dans la deuxième alternative ou deuxième conflit, le monde est composé d’éléments simples – ou : le monde est fait d’une matière divisible à l’infini. Et voici sa formulation :
« toute substance composée dans le monde, l’est de parties simples, et il n’existe absolument rien que le simple ou le composé du simple. » – ou : « Aucune chose composée, dans le monde, ne l’est de parties simples, et il n’y existe absolument rien de simple. »[81]
Dans la troisième alternative ou troisième conflit, il ressort que le monde est tout entier causalement déterminé - ou : il existe aussi une causalité par la liberté. Ce qui signifie que des actes libres sont possibles, qui agissent ensuite comme des causes. S’il nous est possible d’accomplir un acte libre, celui-ci n’a pas de cause déterminante, au contraire : l’acte libre commence une nouvelle chaine causale. Ainsi donc, l’univers est entièrement déterminé – ou : des actes libres sont possibles. Et voici la formulation de ce conflit :
« La causalité déterminée par les lois de la nature n’est pas la seule d’où puisse être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est nécessaire d’admettre aussi, pour les expliquer, une causalité libre. »[82]
– Ou : il n’y a pas de liberté, mais tout dans le monde arrive suivant des lois naturelles.
Dans le quatrième conflit des idées transcendantales, l’alternative est la suivante : dans l’univers, tout est contingent – ou : il y a dans le monde quelque chose de nécessaire. Voici sa formulation :
« Le monde implique quelque chose qui, soit comme sa partie, soit comme sa cause, est un être absolument nécessaire. – Ou : il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire, ni dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause. »[83]
Telles sont les quatre alternatives. Si diverses qu’aient été historiquement les réponses données aux étonnements philosophiques, ces quatre problèmes concernant l’univers restent fondamentaux. Ils sont comme des points particulièrement brulants parmi les thèses divergentes de diverses philosophies. Mais l’essentiel, chez Kant, c’est qu’il se met à prouver (ou à réfuter) aussi bien la thèse que l’antithèse. Il montre qu’il est possible, à chaque coup, de réfuter l’antithèse de façon à prouver la thèse, ou de réfuter la thèse de façon à prouver l’antithèse. Après avoir lu les pages de Kant concernant les antinomies dans la Critique de la raison pure, on est d’abord plus perplexe qu’avant. On constate qu’il est possible de prouver aussi bien que le monde est fini que son infinité ; aussi bien qu’il est fait d’atomes que de matière divisible à l’infini ; que tout est déterminé et que des actes libres sont possibles ; que tout est contingent, et qu’il y a un être nécessaire. La perplexité est à son comble. C’est alors qu’intervient la réponse décisive de Kant : les deux premières antinomies (monde fini ou infini, matière faite d’atome ou divisible à l’infini), aussi bien la thèse que l’antithèse sont fausses. Dans les deux dernières antinomies (déterminisme universel ou possibilité d’actes libres, contingences universelle ou être nécessaire), aussi bien la thèse que l’antithèse sont vraies. Comment cela se peut-il ? Ce n’est pas de la prestidigitation. Kant résout le problème comme suit : les deux premières antinomies, dit-il, considère le monde comme s’il était pour nous dans sa totalité un phénomène, donc l’objet d’une expérience possible. Mais comme le monde ne peut pas être un phénomène pour nous, le considérer ainsi, c’est raisonner sur un pseudo-objet, un objet qui ne peut pas en être un. La question de savoir s’il a ou s’il n’a pas de limites n’a de sens que par rapport à l’espace. Comme le monde en tant que totalité n’est pas un objet, il n’est pas soumis à la forme a priori de notre sensibilité ; il n’est donc pas spatial, et la question de ses limites n’a par conséquent aucun sens. Les deux réponses sont fausses parce qu’elles visent un objet qui, en tant que tel, ne peut pas exister. Le monde en tant que totalité, c’est en vérité une Idée.
Mais comment se fait-il qu’on puisse être amené à donner à son sujet des réponses aussi contradictoires ? C’est qu’on n’a pas tenu compte de la différence qu’il y a entre phénomènes et idées a priori. Si le monde était un phénomène, il serait, comme tous les phénomènes, fini, et nous pourrions le prouver. Mais justement : le monde n’est pas un phénomène. Si le monde est une idée, il est alors comme toutes les idées, infini, et nous pouvons démontrer qu’il l’est. Mais nous opérons en fait avec un concept boiteux, contradictoire, celui du monde en tant que phénomène – idée. Il devient ainsi possible de démontrer que ce monde ambigu est infini quand on le saisit en tant qu’Idée, et qu’il est fini quand on le prend pour un phénomène. Mais le monde ne peut pas être à la fois Idée et phénomène. Il en va de même des éléments simples ou de la divisibilité à l’infini. Si le monde était un phénomène, nous pourrions dire qu’il consiste, en tant que matériel, en atomes simples ; si nous considérons son étendue, celui-ci se trouve, de par l’espace, forme a priori de la sensibilité, divisible à l’infini. Mais comme le monde n’est pas un phénomène, les deux énoncés sont faux. Par rapport au monde en tant qu’idée, nous pouvons poursuivre la division à l’infini ; par rapport au phénomène, nous rencontrons des limites. Dans les deux cas nous opérons avec un pseudo-concept.
Ainsi donc, d’après Kant, les deux premières antinomies comportent des réponses fausses de deux côtés ; les deux dernières, des réponses qui peuvent être vraies de deux côtés, si l’on applique les unes aux phénomènes dans le monde, et les autres à ce qui ne peut jamais être phénomène. Notre raison théorique fonctionne parfaitement lorsque ses formes a priori s’appliquent à des phénomènes. Mais elle perd sa rigueur lorsqu’elle cherche à connaitre ce qui est au de là de la réalité phénoménale. La raison théorique ne nous permet de connaitre que ce que nous rencontrons dans l’expérience, c’est-à-dire ce qui est soumis aux formes a priori de notre conscience.
Comme nous l’avons déjà dit, en parlant des concepts purs de l’entendement, que ces concepts, sans les conditions de la sensibilité, ne peuvent nous représenter absolument aucun objet, puisque les conditions de la réalité objective de ces concepts leur manquent, et qu’on y trouve que la simple forme de la pensée. Mais les idées, selon Kant, sont encore plus éloignées de la réalité objective que les catégories ; car on ne saurait trouver un phénomène où elles puissent être représentées concrètement. Si les idées sont éloignées de la réalité objective, qu’en est-il de l’idéal ? Voici l’affirmation de Kant à ce propos :
« Ce que j’appelle idéal parait être encore plus éloigné de la réalité objective que l’idée, et par là j’entends l’idée non seulement in concreto, mais in individuo, c’est-à-dire l’idée d’une chose individuelle qu’elle seule peut déterminer ou qu’elle détermine en effet. »[84]
Ce qui, pour Kant, était un idéal était pour Platon une idée de l’entendement divin, un objet individuel dans la pure intuition de cet entendement, la perfection de chaque espèce d’êtres possibles, le prototype de toutes les copies dans le monde des phénomènes. Pour Kant, la raison humaine ne contient pas seulement des idées, mais aussi des idéaux, qui n’ont pas, il est vrai, comme ceux de Platon, une vertu créatrice, mais qui ont, comme principes régulateurs, une vertu pratique, et servent de fondement à la possibilité de la perfection de certains actes.
Ainsi, « la vertu et, avec elle, la sagesse humaine, dans toute leur pureté, sont des idées. Mais le sage (du stoïcien) est un idéal, c’est-à-dire un homme qui n’existe que dans la pensée, mais qui concorde parfaitement avec l’idée de la sagesse. De même que l’idée donne la règle, l’idéal en pareil cas sert de prototype pour la complète détermination de la copie, et nous n’avons pas d’autre mesure de nos actions que la conduite de cet homme divin que nous trouvons dans notre pensée, avec lequel nous nous comparons, et d’après lequel nous nous jugeons et nous corrigeons, mais sans jamais pouvoir attendre sa perfection. »[85]
Selon Kant donc, bien qu’on ne puisse attribuer à ces idéaux une réalité ou existence objective, on ne doit pas cependant les regarder comme des pures chimères ; en effet, ils fournissent à la raison une mesure indispensable : La raison, dit Kant, a besoin du concept de ce qui est absolument parfait dans son espèce, afin de pouvoir estimer et mesurer en conséquence le degré et le défaut de ce qui est parfait. Tel est l’idéal de la raison pure : il doit toujours répondre sur des concepts déterminés et servir de règle et de type, soit pour l’action, soit pour le jugement.
Par ailleurs, Kant affirme que dans une proposition telle que : « toute chose existante est complètement déterminée »[86], il y a non seulement une comparaison logique entre les prédicats, mais aussi une comparaison transcendantale entre la chose même et l’ensemble de tous les prédicats possibles. Elle revient à dire que, pour connaitre parfaitement une chose, il faut connaitre tout le possible et la déterminer par là, soit affirmativement, soit négativement. La détermination complète est donc un concept que nous ne pouvons jamais représenter concrètement dans sa totalité, et par conséquent elle se fonde sur idée qui a uniquement son siège dans la raison, laquelle prescrit à l’entendement la règle de son parfait usage. Pour Kant donc, l’idéal transcendantal de la raison pure se fonde dans l’ensemble de toute possibilité ou encore dans l’ensemble de tous les prédicats possibles pouvant se comparer à une chose. Voici un paragraphe qui l’exprime :
« Or, bien que cette idée de l’ensemble de toute possibilité, entant que cet ensemble est pris pour fondement comme condition de la détermination complète de chaque chose, bien, dis-je, que cette idée soit elle-même indéterminée relativement aux prédicats qui peuvent constituer cet ensemble, et que par là nous ne pensions rien de plus qu’un ensemble de tous les prédicats possibles en général, nous trouvons, en y regardant de plus près, que cette idée, comme concept primitif, exclut une foule de prédicats qui sont déjà donnés par d’autres comme dérivés ou qui ne peuvent exister ensemble, qu’elle s’épure jusqu’à devenir un concept complètement déterminé a priori, et qu’elle devient ainsi le concept d’un objet individuel qui est complètement déterminé par la seule idée et qui par conséquent peut être appelé un idéal de la raison pure »[87]
Selon Kant donc, c’est un idéal transcendantal qui sert de fondement à la complète détermination nécessairement inhérente à tout ce qui existe, et qui constitue la suprême et parfaite condition matérielle de sa possibilité, la condition à laquelle doit être ramenée toute pensée des objets en général au point de vue de leur contenu. Mais c’est aussi proprement le seul idéal dont la raison humaine soit capable puisque c’est uniquement dans ce cas qu’un concept universel en soi d’une chose est complètement déterminé par lui-même et qu’il est connu comme la représentation d’un individu. Pour terminer ce point, Kant nous dit ceci :
« L’idéal est donc pour elle (la raison) le prototype (prototypon) de toutes les choses, qui toutes, comme des copies défectueuses (ectypa), en tirent la matière de leur possibilité et qui, en s’en rapprochant plus ou moins, en restent toujours infiniment éloignées ».[88]
Kant reconnait qu’il est difficile de donner des solutions à tous les problèmes et des réponses à toutes les interrogations de la raison humaine. En effet, dit-il, « prétendre résoudre tous les problèmes et répondre à toutes les questions serait une fanfaronnade si effrontée et une présomption si extravagante qu’on se rendrait aussitôt par là indigne de toute confiance ».[89]
Cependant, il affirme tout de même que dans l’explication des phénomènes de la nature, il doit y avoir beaucoup de choses incertaines et beaucoup de questions insolubles pour nous, car ce que nous savons de la nature est bien loin de suffire dans tous les cas à ce que nous avons à expliquer. Dans ce point, nous voulons donc savoir si dans la philosophie transcendantale, il y a quelque question, concernant un objet proposé à la raison, qui soit insoluble pour cette même raison pure, et au sujet de laquelle on ait le droit de refuser toute réponse décisive, en la donnant pour absolument incertaine et en la rangeant parmi les choses dont nous avons assez l’idée pour en faire la matière d’une question, mais dont nous n’avons nullement les moyens et la faculté de trouver la solution. Selon Kant, la philosophie transcendantale a une particularité parmi toutes les connaissances spéculatives, selon laquelle aucune question concernant un objet donné à la raison pure, n’est insoluble pour cette même raison humaine ; car dit-il, le même concept qui nous met en état d’élever la question doit aussi nous rendre pleinement capables d’y répondre, puisque l’objet ne se trouve point en dehors du concept. Kant estime en outre qu’il n’y a dans la philosophie transcendantale que les questions cosmologiques pour lesquelles on puisse exiger à juste titre une réponse satisfaisante, qui concerne la nature de l’objet. En effet, l’objet doit être donné empiriquement, et la question ne porte que sur sa conformité avec une idée. Même la question cosmologique doit tirer sa solution uniquement de l’idée, puisque celle-ci est une pure création de la raison et qu’à ce titre elle ne saurait décliner toute réponse en prétextant un objet inconnu. En plus de la philosophie transcendantale, Kant considère aussi les mathématiques pures et la morale pure comme des sciences qui ont des problèmes dont l’unique certitude est l’impossibilité de trouver une solution. Voici comment il le dit dans la critique de la raison pure :
« En dehors de la philosophie transcendantale, il y a encore deux sciences rationnelles pures, l’une en matière purement spéculative, l’autre en matière pratique ; je veux parler des mathématiques pures et de la morale pure. A-t-on jamais entendu un mathématicien, alléguant en quelque sorte l’ignorance nécessaire des conditions, donner pour une chose incertaine le rapport exact du diamètre à la circonférence en nombres rationnels ou irrationnels ? Comme ce rapport ne pouvait être convenablement donné par la première espèce des nombres, et qu’on ne l’avait pas encore trouvé par la seconde, on jugea que l’impossibilité de cette solution pouvait au moins être connue avec certitude, et Lambert en dona la preuve. Dans ces principes généraux de la morale il ne peut rien y avoir d’incertain, puisque les propositions, sous peine d’être tout à fait nulles et vides de sens, doivent découler de nos concepts rationnels. Il y a au contraire dans la physique, une foule de conjectures où il est impossible d’attendre jamais la certitude, parce que les phénomènes naturels sont des objets qui nous sont donnés indépendamment de nos concepts et dont la clef par conséquent n’est pas en nous et dans notre pensée pure, mais en dehors de nous, de sorte que dans beaucoup de cas on peut fort bien ne pas la trouver et se voir ainsi forcé de renoncer à toute solution certaine. »[90]
Le tout est proprement ce dont on demande l’explication dans les problèmes transcendantaux de la raison pure. Kant trouve donc qu’il n’est pas donné à la raison de décider si le monde a existé de toute éternité, ou s’il a eu un commencement ; si l’espace du monde est rempli d’êtres à l’infini, ou s’il est renfermé dans certaines limites ; s’il y a dans le monde quelque chose de simple, ou si tout peut être divisé à l’infini ; s’il y a quelque création ou quelque production libre, ou si tout dépend de la chaine de l’ordre naturel ; enfin s’il y a un être absolument inconditionné et nécessaire en soi, ou si tout est conditionné dans son existence et par conséquent extérieurement dépendant et contingent en soi. Toutes ces questions en effet, concernent un objet qui ne peut être donné nulle part ailleurs que dans nos pensées, c’est-à-dire la totalité absolument inconditionnée de la synthèse des phénomènes. Tels sont les problèmes transcendantaux de la raison pure.
Kant affirme, comme nous l’avons déjà dit, que la raison comporte trois idées dont la liberté, l’immortalité de l’âme et l’idée de Dieu. Qu’est-ce que Kant nous dit à propos de la troisième idée qui est celle de Dieu ? Il apparait que Kant procède de la même façon qu’à propos des antinomies. La théologie rationnelle, selon lui, procède elle aussi comme si Dieu était un objet possible de la connaissance. Il faudrait pour cela que Dieu soit un phénomène. Mais Dieu n’est pas un objet, il n’est pas un phénomène ; il est, pour notre faculté de connaitre, une Idée, et donc régulative, et non constitutive. Pour illustrer cette erreur, Kant se réfère à l’argument ontologique de Saint Anselme. Kant rejette cet argument. Pourquoi ? Parce qu’il se fonde sur la « perfection » de Dieu, concept qui impliquerait son existence : un être qui existe est plus parfait qu’un être qui n’existe pas. Kant souligne que, quelle que soit la richesse du concept que nous nous faisons d’un objet, il nous faut quand même le dépasser pour pouvoir attribuer l’existence à l’objet qu’il désigne. Lorsqu’il s’agit d’objets sensibles, cela se produit en liaison avec certaines de nos perceptions selon les lois empiriques ; mais lorsqu’il s’agit d’objets de la pensée pure il n’y a aucun moyen de connaitre leur existence. Dire que quelque chose existe, cela ne nous est possible que si une intuition vient se joindre à un concept, car, nous l’avons vu, les concepts sans intuitions sont vides. Or, nous n’avons aucune intuition de Dieu. Par conséquent, nous sommes incapables aussi bien de prouver que de réfuter l’existence de Dieu. Kant continue en affirmant que la métaphysique traditionnelle, qui veut nous donner des preuves de cette existence, transgresse les limites de la raison théorique. Elle nous fait seulement pressentir ce qui peut être ; elle ne peut pas prouver que cela est. Et il est tout aussi impossible de prouver que cela n’est pas.
Nous voyons encore s’imposer ici son idéalisme transcendantal. En effet, nous ne pouvons pas prouver Dieu d’abord parce que nous n’avons une connaissance que des phénomènes. Dans le monde nouménal, qui transcende celui des phénomènes, il ne peut pas y avoir d’objet pour la raison théorique.
Cependant, de l’impossibilité de connaitre Dieu et de prouver son existence Kant ne tire pas la conclusion selon laquelle Dieu n’existerait pas. Au contraire, il voulait établir clairement et rigoureusement la portée du savoir pour faire place à la croyance. L’homme, dit-il, est appelé à développer la science au niveau des phénomènes. Là il ne se heurte à aucune limite car chaque pas en avant de sa raison l’oblige à assumer à nouveau la tâche sans fin de la connaissance en sachant qu’il ne connaitra jamais la totalité. C’est que l’Idée est régulative et non constitutive. Lorsqu’on passe à la totalité ou au noumène, tout savoir perd sa validité. Il est permis alors de croire. Cela veut dire que croire n’est pas en contradiction avec la raison. Là où l’on ne peut ni démonter ni réfuter, il est permis de croire ou de ne pas croire. C’est ici que Kant affirme qu’il lui fallait limiter le savoir pour faire place à la croyance. Il trouve qu’il n’y a pour la raison spéculative que trois preuves de l’existence de Dieu :
« La première preuve est la preuve physico-théologique, la seconde la preuve cosmologique, et la troisième, la preuve ontologique. Il n’y en a pas, et il ne peut pas y en avoir davantage. »[91]
Selon Kant, toutes ces preuves sont insuffisantes, elles ne peuvent pas nous démontrer efficacement l’existence de Dieu. La preuve ontologique est impossible.
« Vous êtes déjà tombés dans une contradiction, lorsque dans le concept d’une chose dont vous vouliez simplement concevoir la possibilité, vous avez introduit celui de son existence, sous quelque nom qu’il se cache. Si l’on vous accorde ce point, vous avez gagné la partie en apparence, mais en réalité vous n’avez rien dit, car vous n’avez fait qu’une pure tautologie. Je vous le demande, cette proposition : telle ou telle chose (que je vous accorde comme possible, quelle qu’elle soit) existe, est-elle une proposition analytique ou une proposition synthétique ? Dans le premier cas, par l’existence de la chose vous n’avez rien ajouté à votre pensée de cette chose ; mais en ce cas, ou bien la pensée qui est en vous devrait être la chose même, ou bien vous avez supposé une existence comme appartenant à la possibilité, et alors l’existence est soi disant conclue de la possibilité interne, ce qui n’est qu’une misérable tautologie. Le mot réalité, qui dans le concept de la chose sonne tout autrement que l’existence dans le concept du prédicat, ne résout pas la question. Car, si vous appelez réalité tout ce que vous posez, vous avez déjà posé et admis comme réelle, dans le concept du sujet, la chose même avec tous ses prédicats, et vous ne faites que vous répéter dans le prédicat. Si vous avouez au contraire, comme doit raisonnablement le faire tout être raisonnable, que toute proposition d’existence est synthétique, comment voulez-vous soutenir que le prédicat de l’existence ne peut se supprimer sans contradiction, puisque cet avantage n’appartient proprement qu’aux propositions analytiques, dont le caractère repose précisément là dessus ?
« (…) Cette preuve ontologique (cartésienne) si vantée, qui prétend démontrer par des concepts l’existence d’un être suprême, fait donc perdre toute la peine et le travail, et l’on ne deviendra pas plus riche en connaissances avec de simples idées qu’un marchand ne le deviendrait en argent si, dans la pensée d’augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zéros à son livre de caisse. »[92]
La preuve cosmologique, quant à elle, elle est aussi fausse, affirme Kant. Elle maintient l’union de la nécessité absolue avec la suprême réalité ; mais, au lieu de conclure, comme la précédente, de la réalité suprême à la nécessité dans l’existence, elle conclut plutôt de la nécessité inconditionnée, préalablement donnée, de quelque être, à sa réalité infinie, et de cette façon elle a du moins le mérite de tout ramener à un raisonnement, rationnel ou sophistique nous ne savons, mais à coup sûr naturel, qui emporte avec lui une grande persuasion, non seulement pour l’entendement vulgaire, mais aussi pour l’entendement spéculatif. Kant dit que cet argument cosmologique se formule ainsi :
« Si quelque chose existe, il doit exister aussi un être absolument nécessaire. Or j’existe au moins moi-même, donc un être absolument nécessaire existe. »[93]
Kant pense que cet argument est faux et sophistique, il cache en lui toute une nichée de prétentions dialectiques que la critique transcendantale peut aisément découvrir et détruire :
« Ainsi la seconde voie que suit la raison spéculative pour démontrer l’existence de l’être suprême n’est pas seulement aussi fausse que la première, mais elle a de plus ce défaut de tomber dans le sophisme appelé ignoratio elenchi, en nous promettant de nous ouvrir un nouveau sentier, et en nous ramenant, après un léger détour, à celui que nous avions quitté pour elle. »[94]
La troisième preuve est celle physico-théologique. Il s’agit ici de chercher si une expérience déterminée, si par conséquent celle des choses du monde présent, si sa nature et son ordonnance ne fourniraient pas un argument qui peut nous conduire sûrement à la conviction de l’existence d’un être suprême. C’est la preuve de ce genre que Kant préfère appeler la preuve physico-théologique. Selon Kant, cette preuve conserve son autorité et donc ce serait tenter l’impossible que de vouloir lui enlever quelque chose de cette autorité. Cependant Kant conclut que cet argument ne peut pas nous élever à une certitude apodictique :
« Quoique nous n’ayons rien à objecter contre ce qu’il y a de raisonnable et d’utile dans cette manière de procéder et que notre intention soit plutôt de la recommander et d’y encourager (les esprits), nous ne pouvons cependant pour cela approuver les prétentions que cet argument pourrait élever à une certitude apodictique et à une adhésion qui n’aurait besoin d’aucune faveur ni d’aucun appui étranger (…) Je soutiens donc que la preuve physico-théologique ne peut démonter par elle seule l’existence d’un être suprême, mais qu’elle est toujours obligée de laisser à l’argument ontologique (auquel elle ne fait que servir d’introduction) le soin de combler la lacune qu’elle laisse après elle, et que par conséquent ce dernier argument et inévitable pour toute raison humaine et qu’il est la seule preuve possible (si tant est qu’il y ait une preuve spéculative) (…) Cette preuve pourrait donc tout au plus démontrer un architecte du monde, qui serait toujours très limité par les aptitudes de la matière qu’il travaillerait, mais non un créateur du monde, à l’idée duquel tout serait soumis, ce qui est loin de suffire pour le grand but que l’on a en vue, qui est de démontrer un être suprême suffisant à tout. »[95]
La raison pure et spéculative est un édifice énorme, contenant beaucoup de connaissances que Kant a essayé de systématiser dans ses trois œuvres critiques. Dans la théorie transcendantale des éléments, Kant a évalué les matériaux et déterminé quel serait l’édifice, en voyant sa hauteur et sa solidité. Et comme les matériaux seuls ne suffisent pas pour une construction prestigieuse, il faut encore un plan et un devis pour ne pas qu’on commence un projet qui dépasse les moyens dont on dispose, Kant a jugé bon d’inverser la méthodologie transcendantale dans son système de la raison pure. Qu’entend-t-il donc par la méthodologie transcendantale ?
« J’entends donc par méthodologie transcendantale la détermination des conditions formelles d’un système complet de la raison pure. Nous aurons pour cela à nous occuper d’une discipline, d’un canon, d’une architectonique, et enfin d’une histoire de la raison pure, et nous ferons à un point de vue transcendantal ce que l’on tente dans les écoles sous le nom de logique pratique par rapport à l’usage de l’entendement en général, (…) »[96]
Comme nous le voyons plus haut dans la citation, la méthodologie transcendantale de Kant s’occupe d’une discipline, d’un canon, d’une architectonique et d’une histoire de la raison pure. Nous n’entrerons pas ici dans les détails, mais nous ferons quand même l’effort de dire l’essentiel. Kant entend par discipline de la raison pure la contrainte qui nous maintient dans la rigueur des règles, et il la distingue de la culture :
« La contrainte qui réprime et finit par détruire le penchant qui nous pousse constamment à nous écarter de certaines règles, s’appelle discipline. La discipline se distingue de la culture, qui a pour but de procurer une aptitude sans en supprimer une autre déjà existante. Dans la culture d’une disposition naturelle déjà portée par elle-même à se développer, la discipline ne fournira donc qu’un secours négatif, mais la culture et la doctrine en donneront un positif »[97]
Selon Kant, en effet, l’usage empirique de la raison ne réclame aucune critique de cette faculté, parce que là ses principes sont continuellement soumis à l’épreuve de l’expérience, qui leur sert de pierre de touche. Il en est de même des mathématiques où les concepts de la raison doivent être d’abord représentés concrètement dans l’intuition pure, de telle sorte qu’on y aperçoit tout de suite tout ce qui est arbitraire et sans fondement.
Cependant, là où ni l’intuition empirique, ni l’intuition pure ne retiennent la raison en un sûr chemin, c’est-à-dire dans un usage transcendantal sur de simples concepts, cette raison a besoin d’une discipline qui réprime son penchant à s’étendre au-delà des étroites limites de l’expérience possible et la préserve de tout écart et de toute erreur. Kant éclaircit encore sa pensée en disant :
« On peut remédier aux erreurs particulières par la censure, et aux causes de ces erreurs par la critique. Mais là où l’on rencontre, comme dans la raison pure, tout un système d’illusions et de prestiges liés entre eux et réunis sous des principes commun, il semble alors qu’on ait besoin d’une législation toute spéciale, mais négative, qui sous le nom de discipline, établisse, en se réglant sur la nature de la raison et des objets de son usage pur, comme un système de circonspection et d’examen de soi-même devant lequel aucune fausse et sophistique apparence ne puisse subsister, mais qui la dévoile aussitôt, de quelques prétextes qu’elle se couvre »[98]
La deuxième partie de la méthodologie transcendantale concerne le canon de la raison pure. Dans sa critique, Kant estime que c’est humiliant pour la raison humaine de n’aboutir à rien dans son usage pur et même d’avoir besoin d’une discipline qui réprime ses écarts et la préserve des illusions qui en résultent. Cependant, quelque chose relève la raison et lui donne de la confiance en elle-même. C’est qu’elle peut et doit exercer elle-même cette discipline, sans se laisser soumettre à aucune autre censure. La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie de la raison pure est donc purement négative, affirme-t-il ; car elle n’est pas un organe qui serve à étendre nos connaissances, mais une discipline qui en détermine les limites, et, au lieu de découvrir la vérité, elle a le modeste mérite de prévenir l’erreur. Mais la question qui nous intéresse ici est : qu’est-ce qu’un canon de la raison pure ? A Kant de répondre :
« J’entends par canon l’ensemble des principes a priori du légitime usage de certaines facultés de connaitre en général. Ainsi la logique générale dans sa partie analytique est un canon pour l’entendement et la raison en général, mais seulement quant à la forme, car elle fait abstraction de tout contenu. Ainsi l’analytique transcendantale était le canon de l’entendement pur ; car il est seul capable de véritables connaissances synthétiques a priori. Mais là où il ne peut y avoir d’usage légitime d’une faculté de connaitre il n’y a point de canon. Or, suivant toutes les preuves qui ont été données jusqu’ici, toute connaissance synthétique de la raison pure dans son usage spéculatif est absolument impossible. Il n’y a donc pas de canon de l’usage spéculatif de la raison (car cet usage est entièrement dialectique), mais toute logique transcendantale n’est à cet égard que discipline… »[99]
Dans cette méthodologie, Kant parle aussi de l’architectonique de la raison pure. Pour Kant, sous le gouvernement de la raison nos connaissances en général ne doivent pas former une rhapsodie, mais un système, et c’est seulement à cette condition qu’elles peuvent soutenir et favoriser les fins essentielles de la raison. Et ils entent par système l’unité des diverses connaissances sous une idée. Cette idée est le concept rationnel de la forme d’un tout, en tant que la sphère des éléments et la position respective des parties y sont déterminées a priori. Kant estime encore que le tout est donc un articulé et non pas seulement un amas. L’idée, pour être réalisée, a besoin d’un schème, c’est-à-dire d’une diversité et d’une ordonnance des parties qui soient sentinelles et déterminées a priori d’après le principe de la fin.
Le schème qui n’est pas formé d’après une idée, c’est-à-dire d’après une fin capitale de la raison, mais empiriquement, suivant des vues accidentelles (dont on ne peut savoir d’avance la quantité) ; ne donne qu’une unité technique ; mais celui qui résulte d’une idée où la raison fournit a priori les fins et ne les attend pas empiriquement, celui là, dit Kant, fonde une unité architectonique.
Ce que nous nommons science ne peut se former techniquement, en raison de l’analogie des éléments divers ou de l’application occidentale de la connaissance à toutes sortes de fins extérieures et arbitraires, mais architectoniquement, en vertu de l’affinité des parties et de leur dépendance d’une unique fin suprême et interne. Voici en quelques lignes ce que Kant entend par architectonique.
« J’entends par architectonique l’art des systèmes. Comme l’unité systématique est ce qui convertit la connaissance vulgaire en science, c’est-à-dire ce qui d’un simple agrégat de connaissances faits un système, l’architectonique et donc la théorie de ce qu’il y a de scientifique dans notre connaissance en général, et ainsi elle appartient nécessairement à la méthodologie »[100]
En dernier lieu, Kant parle de l’histoire de la raison pure dans la méthodologie transcendantale. Cependant, nous n’allons pas nous étendre la dessus, en effet Kant lui-même affirme que cela reste une recherche pour le futur et que le titre même n’est placé dans ses écrits que pour désigner une lacune qui reste dans le système. Cependant, jetant un coup d’œil critique et rapide, Kant trouve que d’Epicure et Platon à Wolf et Hume, les travaux sur la raison pure ont représenté un édifice en ruine :
« Je me contente de jeter un rapide coup d’œil, d’un point de vue simplement transcendantal, c’est-à-dire du point de vue de la nature de la raison pure, sur l’ensemble des travaux qu’elle a faits jusqu’ici, et qui me représentent sans doute un édifice, mais un édifice en ruines. »[101]
Nous l’avons déjà dit dans ce travail, la philosophie transcendantale de Kant a été occasionnée par la Critique de Hume sur la causalité. Kant a réagi à Hume et est allé plus loin encore dans son entreprise. La question essentielle de la philosophie transcendantale et même de la raison pure est celle de savoir comment les jugements synthétiques a priori sont possibles. Kant s’est d’abord dit qu’il était impossible de fonder la science sur quelque chose d’aussi incertain que l’habitude. C’était pour réagir à Hume qui met en cause la causalité alors que celle-ci fonde la science telle que l’entend Newton en parlant de la physique par exemple. A l’époque d’après Newton, il n’était plus possible de mettre en doute la réalité de la science, de la physique : elle existe, c’est un fait. En plus de cela, elle est toute entière fondée sur le principe de causalité. Selon Kant, poser la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori revient à poser celle de la possibilité de la science elle-même. D’où la question : « comment la science est-elle en général possible ? » Il entend par science, à côté de la mathématique, la physique. Nous nous trouvons au moment où la mathématique, jusque là modèle et idéal de toute science, se trouve dépassée par la physique. Ainsi, lorsque Kant demande comment la science est possible, il cherche en réalité pour la physique un fondement capable de donner à celle-ci, au jugement de la pensée, une légitimité et une certitude égales à celles qui avaient jusqu’alors appartenu en propre à la mathématique. Comment procéder ? Kant pense que si nous cherchons le fondement de la certitude, sans lequel il n’est pas de vérité scientifique réelle, il faut que celui-ci soit nécessaire et universel. Si nous voulons trouver pour la physique un fondement permettant de considérer ses découvertes comme étant nécessaires et universelles, il ne faut pas que nous le cherchions du côté de l’expérience, car l’expérience ne peut jamais rien fournir qui soit nécessaire et universel. Même si nous avons fait un millier de fois la même expérience avec le même résultat, elle pourrait encore se dérouler autrement. Sous l’angle de l’expérience, il est logiquement toujours possible que les choses qui se passent d’ordinaire, habituellement, d’une certaine manière se passent une fois d’autre manière. Par conséquent, aucune expérience ne peut fonder une certitude correspondant à la certitude mathématique : pour cela, il faudrait qu’elle ne fût pas a posteriori. Il nous faut donc trouver un fondement a priori, un fondement dans la faculté de connaitre elle-même, dans ce que l’esprit apporte avec lui dès qu’il entre en action et qui est donc toujours déjà impliqué dès qu’il y a pensée. Pourquoi les énoncés mathématiques sont-ils nécessaires et universels ? Pourquoi sont-ils pour nous certains au point que nous ne doutons pas qu’ils seraient encore valides même si nous nous trouvions sur une autre planète, ou mille an en arrière dans le passé, ou mille ans en avant dans l’avenir ? Selon Kant, parce que ces énoncés, en tant que conditions de la pensée, appartiennent à l’esprit. Ils sont a priori. La mathématique est donc une science pure. Les jugements synthétiques a priori sont donc possibles parce qu’ils appartiennent à l’esprit ; et pour ce fait, ils sont nécessaires et universels. Ce sont eux qui fondent la science (contrairement aux jugements synthétiques a posteriori, qui nous apprennent aussi quelque chose de nouveau, mais ne sont pas nécessaires et universels et par conséquent ne peuvent fonder la science) dans le sens strict du mot. Ainsi le principe de causalité fonde-t-il la physique de Newton en tant que la causalité participe à la structure même de l’esprit. Telle est donc la réponse à notre question qui constitue le centre du problème de la critique de la connaissance.
Ce chapitre essaiera de montrer que Kant n’est pas fossoyeur de la métaphysique : il renverse la métaphysique dogmatique, mais ne renverse pas toute espèce de métaphysique. Dans les lignes qui suivent, nous verrons comment il réhabilite la métaphysique. Il la définissait comme une connaissance spéculative tout à fait à part, qui s’élève entièrement au dessus des leçons de l’expérience, en ne s’appuyant que sur des simples concepts (et non en appliquant, comme les mathématiques, ces concepts à l’intuition), et où la raison doit être par conséquent son propre élève. Cette connaissance, pense Kant, n’a pas encore été assez favorisée du sort pour pouvoir entrer dans le sûr chemin de la science, et pourtant elle est plus vielle que toutes les autres, et elle subsisterait toujours, alors même que celles-ci disparaitraient toutes ensemble dans le gouffre d’une barbarie dévastatrice. La raison s’y trouve continuellement dans l’embarras, ne fût-ce que pour apercevoir a priori, comme elle en a la prétention, ces lois que confirme la plus vulgaire expérience. Il y faut indéfiniment revenir sur ses pas, parce qu’on trouve que la route qu’on a suivi ne conduit pas où l’on veut aller. Quant à mettre ses adeptes d’accord dans leurs assertions, elle en est tellement éloignée qu’elle semble être plutôt une arène exclusivement destinée à exercer les forces des jouteurs en des combats de parade, et où aucun champion n’a jamais pu se rendre maître de la plus petite place et fonder sur sa victoire une possession durable. Il n’y a donc pas de doute que sa marche n’ait été jusqu’ici qu’un pur tâtonnement, et, ce qu’il y a de pire, un tâtonnement au milieu de simples concepts.
Après avoir été influencé par Hume et éveillé par ce dernier de son assoupissement dogmatique, Kant a étudié le problème de la causalité et de l’objectivité de la connaissance humaine. Nous l’avons déjà dit dans le deuxième point du premier chapitre concernant l’influence de Hume ; selon ce dernier en fait, la raison n’a pas le droit de penser qu’une chose puisse être de telle nature qu’une fois posée, il s’en suive nécessairement qu’une autre doive y être posée. Une telle conception implique, selon Hume, l’affirmation de nécessité. Il n’est pas possible, dit-il, de concevoir comment, parce qu’une chose est, une autre chose serait nécessairement, et comment on peut a priori introduire le concept d’une telle relation. De tout ceci, Hume ne veut pas accepter que tout ce qui est doit absolument nous faire penser à sa cause antérieure. C’est le point de départ de Hume en ce qui concerne la métaphysique. Ce fut donc le concept de la relation de cause à effet. Kant essaie de paraphraser Hume, à ce sujet, dans les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science :
« Car comment est-il possible, disait cet homme perspicace, que lorsqu’il m’est donné un concept, je puisse le dépasser et y rattacher un autre qui n’y est pas du tout contenu, tout comme s’il lui appartenait nécessairement ? Seule l’expérience peut nous fournir de telles relations (c’est ce qu’il concluait de cette difficulté qu’il tenait pour une impossibilité), et toute cette prétendue nécessité ou ce qui revient au même, toute cette connaissance a priori prise pour elle, n’est rien que la longue habitude que l’on a, de trouver quelque chose vraie et de considérer par la suite comme objective la nécessité subjective. »[102]
Kant appelle son idéalisme « Idéalisme transcendantal », voulant dire par là que, selon lui, les choses en soi ne sont que des idées, en ce qui concerne la connaissance que nous en pouvons avoir, nous ne pouvons connaitre les choses que par rapport à nous, c’est-à-dire en tant que phénomènes. Cet idéalisme consiste en deux doctrines :
1) La limitation de notre connaissance aux phénomènes. Les phénomènes que nous percevons ne sont pas des choses, mais seulement des phénomènes. Notre connaissance est faite de deux éléments : l’intuition pure sensible et un concept vide. Par leur réunion, nos concepts et nos intuitions ne peuvent engendrer qu’une connaissance de phénomènes, une connaissance valable pour nous seuls, non pour tout entendement.
2) Etant donné cette impossibilité de connaitre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, s’ensuit-il que le monde, que l’on appelle réel, ne soit qu’une illusion ? Selon Kant, c’est le connaitre qui est vrai. L’idéalisme transcendantal engendre un réalisme empirique. Dans la critique de la raison pure, Kant affirme :
« Nous avons suffisamment établi dans l’esthétique transcendantale que tout ce qui est perçu par intuition dans l’espace et dans le temps, ou que tous les objets d’une expérience possible pour nous ne sont pas autre chose que des phénomènes, c’est-à-dire de simples représentations, et que, en tant que nous nous les représentons comme des êtres étendus ou des séries de changements, ils n’ont point, en dehors de nos pensée, d’existence fondée en soi. C’est ce point de doctrine que je désigne sous le nom d’idéalisme transcendantal. »[103]
Kant appelle phénomènes des manifestations sensibles que nous concevons comme des objets en vertu de l’unité des catégories. Mais si nous admettons des choses qui soient simplement des objets et qui pourtant puissent être données en cette qualité même à l’intuition sensible, il faudrait appeler ces choses des noumènes. Les phénomènes sont des choses telles qu’elles nous sont données à la perception alors que les noumènes sont des choses en elles-mêmes. On devrait penser que le concept des phénomènes limité par l’esthétique transcendantale met déjà par lui-même la réalité objective des phénomènes à notre portée et justifie la distinction des objets en phénomènes et en noumènes, par suite du monde en monde sensible et en monde intelligible, en ce ses que la différence ne porte pas simplement sur la forme logique de la connaissance obscure ou claire d’une seule et même chose, mais sur la manière dont les objets peuvent être donnés originairement à notre connaissance, et d’après laquelle ils se distinguent essentiellement les uns des autres. En effet, quand les sens nous représentent quelque chose seulement comme il apparaît, il faut pourtant que ce quelque chose soit par lui-même quelque chose en soi, l’objet d’une intuition non sensible, c’est-à-dire de l’entendement, ou encore il doit y avoir une connaissance possible où l’on ne trouve plus aucune sensibilité et qui seule ait une réalité absolument objective, en ce sens que les objets nous soient représentés par elle tels qu’ils sont, tandis que dans l’usage empirique de notre entendement les choses ne sont connues que comme elles nous apparaissent. Il y aurait donc, outre l’usage empirique des catégories (lequel est limité aux conditions sensibles), un usage pur et ayant pourtant une valeur objective, et nous ne pourrions affirmer ce que nous avons avancé jusqu’ici, que nos connaissances purement intellectuelles ne sont en général rien autre chose que des principes servant à l’exposition des phénomènes, et n’allant pas a priori au-delà de la possibilité formelle de l’expérience.
Kant estime encore que la sensibilité ou son champ, c’est-à-dire le champ des phénomènes, sont eux-mêmes limités par l’entendement, de telle sorte qu’ils ne s’étendent pas aux choses en soi, mais seulement à la manière dont les choses nous apparaissent en vertu de notre constitution subjective.
Le concept de noumène quant à lui, n’est pas positif pour Kant, et n’indique pas une connaissance déterminée de quelque objet, mais simplement la pensée de quelque chose en général, pensée dans laquelle nous faisons abstraction de toute forme de l’intuition sensible. Pour qu’un noumène signifie un objet véritable, distinct de tous les phénomènes, il ne suffit pas que nous affranchissions notre pensée de toutes les conditions de l’intuition sensible, il faut que nous soyons fondés à admettre une autre sorte d’intuition que cette intuition sensible, sous laquelle un objet de cette sorte puisse être donné ; car autrement notre pensée serait vide, encore qu’elle n’implique aucune contradiction.
Voici quelques lignes où Kant tente de faire la première distinction entre phénomènes et noumènes :
« Pourtant, quand nous désignons certains objets sous le nom de phénomènes, d’être sensibles (phoenomena), en distinguant la manière dont nous les appréhendons de leur nature en soi, il est déjà dans notre idée d’apposer précisément, à ces phénomènes, ou ces mêmes objets envisagés du point de vue de cette nature en soi, quoiqu’elle ne soit pas donnée à notre intuition, ou d’autres choses possibles qui ne sont nullement des objets de nos sens ; nous les considérons comme des objets simplement conçus par l’entendement, et nous les appelons être intelligibles (noumena). »[104]
Cherchant quelque éclaircissement à ce propos, Kant affirme que si par noumène nous entendons une chose entant qu’elle n’est pas un objet de notre intuition sensible, en faisant abstraction de notre manière de la percevoir, cette chose est un noumène au sens négatif. Mais si nous entendons par là un objet d’une intuition non sensible, nous admettons un mode particulier d’intuition, à savoir l’intuition intellectuelle, mais qui n’est point la nôtre et dont nous ne pouvons pas même envisager la possibilité ; ce serait alors le noumène dans le sens positif.
Par la théorie sur les choses en soi que nous venons d’exposer dans le paragraphe précédent, nous sommes enfermés, semble-t-il, dans le monde des phénomènes, des apparences ; le monde de l’absolu parait nous être entièrement fermé. C’est ici que nous avons à nous demander avec Kant lui-même, si toute espèce de métaphysique est abolie par son système. On pourrait le croire. Pourtant, c’est la fin de l’analytique transcendantale elle-même qu’il pose comme une pierre d’attente pour l’édification d’une métaphysique nouvelle :
« Si donc nous voulons appliquer les catégories à des objets qui ne sont pas considérés comme phénomènes, il nous faudrait leur donner comme fondement une autre intuition que l’intuition sensible, et alors l’objet serait un noumène dans le sens positif. »[105]
C’est là le tournant de la métaphysique kantienne. En dehors de la métaphysique de l’absolu, il y a un genre de métaphysique qui sera déduit immédiatement de la critique. C’est celle qui sera exposée dans les Principes métaphysiques de la science de la nature. Les phrases qui suivent expriment la suppression du monde nouménal :
« Mais en définitive, la possibilité de tel noumène n’est pas imaginable, et en concept d’un noumène n’est donc qu’un concept limitatif, destiné à restreindre les prétentions de la sensibilité, et par suite, il n’a qu’un usage négatif. »[106]
Kant constituera une autre métaphysique, celle de la liberté. Il a eu l’intention formelle de renverser la métaphysique dogmatique ; mais il ne s’est pas proposé de renverser toute espèce de métaphysique. La métaphysique dogmatique, c’est la prétention de connaitre les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, et avoir une certitude théorique touchant des objets tels que la liberté humaine, l’existence de Dieu, la nature finie ou infinie du monde, tous les objets qui dépassent l’expérience. Une telle métaphysique est impossible, affirme Kant. En effet, elle prend sa source dans une illusion inévitable de l’esprit humain. La chose en soi est un noumène. Pour Kant, les noumènes seuls sont des êtres, les phénomènes sont des apparences que nous présentent les choses, déformées par notre constitution intellectuelle.
Dans la dialectique transcendantale s’agitent des problèmes dont la réalité du moi, réalité du monde extérieur, existence de Dieu qui sont des inconditionnés suprêmes de la raison pure. Ces problèmes sont, sous des noms divers, aussi des problèmes éternels, et où la part de la méditation proprement métaphysique doit nécessairement être très grande à côté de la part qui revient à la connaissance proprement scientifique.
Il serait inexact de dire que Kant se proposait de ruiner toute espèce de métaphysique. Lui-même va fonder une autre métaphysique, et même une double métaphysique. Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, tel est le titre de l’ouvrage écrit par lui entre les deux éditions de la critique. Il a jeté les bases d’une métaphysique du phénomène, c’est-à-dire d’une recherche des éléments a priori, impliqués dans la connaissance de tout phénomène comme tel. Puis il a constitué une seconde métaphysique, la « métaphysique des mœurs », la métaphysique de l’action, ou système des conditions a priori de la détermination morale. Ce n’est donc pas en un sens absolu qu’il se propose d’abolir la métaphysique. Mais il est bien vrai qu’il entend ruiner la métaphysique classique, la métaphysique dogmatique qui, selon lui, avait jusqu’alors régné sans partage, afin d’y substituer une métaphysique critique.
Les dogmatiques sont, selon Kant, des hommes qui, séduits par l’inépuisable fécondité des principes mathématiques, lesquels ne concernent que les abstractions, s’imaginent que nous trouvons dans notre esprit des principes analogues, capables de nous faire connaitre a priori, non plus de simples abstractions, mais la réalité même des choses. Telle est la racine de la métaphysique dogmatique. Celle-ci, aux yeux de Kant, est ainsi essentiellement une métaphysique qui prétend dépasser toute expérience. Elle se propose d’aller du connu à l’inconnu qui en est séparé par un abîme, d’obtenir une science véritablement transcendantale. C’est cette métaphysique qu’il va renverser dans la dialectique transcendantale. L’expérience, selon lui, c’est nous-mêmes, ce sont nos représentations, ce sont les choses telles qu’elles nous apparaissent, c’est le monde subjectif. Or, de ce monde il s’agit de passer aux choses telles qu’elles sont en soi ; de ce qui est relatif à notre nature, à notre constitution, il s’agit de passer à l’absolu.
La première ambition annoncée par le mot « critique », qui se retrouve dans les titres de trois œuvres de Kant, est celle de décider une bonne fois du sort de la métaphysique, de s’assurer qu’elle est possible et d’en faire une science. Ce nom de métaphysique formulait une prétention à acquérir la connaissance d’objets qui se situe au-delà de la nature, dont l’expérience sensible permet à la physique de faire la science : cet être de tous les êtres et qui en est la première cause ou Dieu, cette substance incorruptible qu’est l’âme immortelle de l’homme, cette liberté qui, en le mettant à part du règne de la nécessité dans la nature, lui assure l’initiative de ces actions et lui permet d’en répondre. C’est cette affirmation de l’immortalité de l’âme, de l’existence de Dieu ainsi que de la liberté qui nous permet de dire que Kant réhabilite la métaphysique dans la critique de la raison pratique.
« Or ce progrès indéfini n’est possible que dans la supposition d’une existence et d’une personnalité de l’être raisonnable persistant indéfiniment (ce que l’on nomme l’immortalité de l’âme). Donc le souverain bien n’est pratiquement possible que dans la supposition de l’immortalité de l’âme, par conséquent celle-ci, comme inséparablement liée à la loi morale, est un postulat de la raison pure pratique (…) »[108]
Kant affirme que la réalisation du souverain bien dans le monde est l’objet nécessaire d’une volonté qui peut être déterminée par la loi morale. Cette volonté doit donc être possible aussi bien que son objet, puisqu’elle est contenue dans l’ordre même de réaliser ce dernier. Il ajoute que la conformité parfaite de la volonté à la loi morale est la sainteté. Cette sainteté est une perfection, dit-il, dont n’est capable à aucun moment de son existence, aucun être raisonnable du monde sensible. Or elle est pratiquement nécessaire, elle peut seulement être rencontrée dans un progrès allant à l’infini vers cette conformité parfaite. L’existence de Dieu est aussi un postulat de la raison pure pratique au même titre que l’immortalité de l’âme. Elle est le deuxième élément du souverain bien ou du bonheur proportionné à cette moralité, à savoir à la supposition de l’existence d’une cause adéquate à cet effet, c’est-à-dire postuler l’existence de Dieu comme ayant nécessairement rapport à la possibilité du souverain bien. Les lignes qui suivent, tirées de la critique de la raison pratique, le montrent clairement :
« Or, c’était un devoir pour nous de réaliser (beförden) le souverain bien, partant non seulement un droit (Befugniss), mais aussi une nécessité liée comme besoin avec le devoir, de supposer la possibilité de ce souverain bien, qui, puisqu’il n’est possible que sous la condition de l’existence de Dieu, lie inséparablement la supposition de cette existence avec le devoir, c’est-à-dire qu’il est moralement nécessaire d’admettre l’existence de Dieu. » [109]
Avec les trois postulats, l’immortalité, la liberté et l’existence de Dieu ; nous pouvons maintenant être convaincus que Kant réhabilite la métaphysique dans la Critique de la raison pratique. Voici comment il essaie de conclure :
« Ces postulats sont ceux de l’immortalité, de la liberté considérée positivement (comme causalité d’un être en tant qu’il appartient au monde intelligible) et de l’existence de Dieu. Le premier découle de la condition pratiquement nécessaire d’une durée appropriée à l’accomplissement complet de la loi morale ; le second, de la supposition nécessaire de l’indépendance à l’égard du monde des sens et de la faculté de déterminer sa propre volonté, d’après la loi d’un monde intelligible, c’est-à-dire de la liberté ; le troisième, de la condition nécessaire de l’existence du souverain bien dans un tel monde intelligible, par la supposition du bien suprême indépendant, c’est-à-dire de l’existence de Dieu. »[110]
Le concept de liberté est donc la condition fondamentale de la moralité ; c’est de lui que dépendent les autres postulats de la raison pratique. Le concept de liberté, écrit Kant, en tant que la réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique forme la clef de voûte de tout l’édifice d’un système de la raison pure et même de la raison spéculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu, de l’immortalité de l’âme,…) se rattachent à ce concept et, acquièrent avec lui et par lui, de la consistance et de la réalité, c’est-à-dire que leur possibilité est prouvée par le fait que la liberté est réelle. L’existence de la liberté est postulée comme condition de possibilité de l’impératif catégorique. Le concept de la liberté permettra donc la synthèse entre la volonté et la loi universelle. L’existence de la liberté est admise comme telle. Elle n’est pas démontrée au sens strict du terme, l’impuissance théorique de la raison reste entière aussi bien pour établir cette existence que pour connaitre la nature de la liberté ; l’existence de la liberté est postulée, elle n’est pas prouvée ; elle est objet de croyance, non de science.
« Cependant, comme les actions sont d’une part soumis à une loi, qui n’est pas une loi de la nature, mais une loi de la liberté, partant appartiennent à la conduite d’êtres intelligibles. (…) On s’aperçoit bien vite que, dans ce tableau, la liberté est considérée comme une espèce de causalité, qui n’est pas soumis à des principes empiriques de déterminations dans le monde sensible ; (…) »[111]
Dans la critique de la raison pure, l’ambition kantienne est de substituer à la métaphysique traditionnelle « vermoulue » (dogmatique) une métaphysique immanente, qui se tiendrait dans les limites d’un pouvoir de connaître où sensibilité et entendement sont toujours indissolublement liés. Kant se livre donc à une critique de la métaphysique et à une critique des facultés, c’est-à-dire des instances qui, en l’homme, reçoivent les impressions et produisent les jugements et les pensées. Il s’agit de desceller la métaphysique de sa fausse assise spéculative pour la refonder dans la raison pure pratique.
« Mais bien que le temps de la décadence de toute métaphysique dogmatique soit sans aucun doute arrivé, pourtant il s’en faut encore de beaucoup que l’on puisse dire que le temps de sa renaissance grâce à une critique fondamentale et complète de la raison ait déjà fait son apparition. »[112]
Dans ce chapitre, nous avons eu à démontrer que Kant n’est pas fossoyeur de la métaphysique comme le prétendent certains de ses lecteurs. Il renverse la métaphysique dogmatique, mais ne se propose pas de bannir toute espèce de métaphysique. En effet, Kant a construit la métaphysique transcendantale, la métaphysique des mœurs et même la métaphysique critique. Il réhabilite la métaphysique dans la critique de la raison pratique par l’affirmation des postulats de la raison pure pratique. Pour que la métaphysique puisse, comme science, prétendre non pas seulement à une persuasion trompeuse, mais à une intelligence et à une conviction véritables, il faut qu’une critique de la raison elle-même expose tout l’ensemble des concepts a priori, leur répartition d’après les différentes sources de la connaissance (sensibilité, entendement et raison), puis qu’elle en dresse le tableau complet, qu’elle dissèque tous ces concepts avec toutes les conséquences qui peuvent s’en tirer, ensuite et surtout qu’elle établisse la possibilité de la connaissance synthétique a priori au moyen de la déduction de ces concepts, les principes de leur emploi, et enfin aussi ses limites, tout cela en un système complet. C’est donc la critique et la critique toute seule qui contient en elle tout le plan dûment éprouvé et vérifié d’une métaphysique, aussi bien que tous les moyens d’accomplissement grâce auxquels peut se réaliser la métaphysique comme science ; par tous autres voie et moyens, celle-ci est impossible, affirme Kant. La critique est donc par rapport à la métaphysique vulgaire des écoles exactement comme la chimie est à l’alchimie ou l’astronomie par rapport à l’astrologie divinatoire. Pour Kant donc, il faut dépasser le dogmatisme de la métaphysique, ce préjugé qui consiste à vouloir avancer dans cette science sans commencer par une critique de la raison pure ; voilà la véritable source de toute cette incrédulité qui s’oppose à la morale, et qui elle-même est toujours très dogmatique. Si donc, dit Kant, il n’est pas impossible de léguer à la postérité une métaphysique systématique construite sur le plan de la critique de la raison pure, ce n’est pas un présent de peu de valeur à lui faire ; soit que l’on songe simplement à la culture que la raison peut recevoir en général en entrant dans les voies certaines de la science, au lieu de tâtonner dans le vide et de se livrer à de vaines divagations en l’absence de la critique.
Dans ce chapitre nous nous proposons la tache de tenter l’actualisation de la pensée de notre auteur, Emmanuel Kant, à travers sa morale à priori ou transcendantale. Nous essaierons aussi de montrer si cette philosophie transcendantale qui est le sujet de ce travail pourrait être importante dans la vie concrète de l’homme en général et des congolais en particulier. Soulignons de prime abord que la philosophie de Kant est trop abstraite pour être pleinement actualisée dans la vie concrète de quiconque. Nous verrons que l’impératif catégorique même énonce seulement une formule de devoir sans nous montrer comment faire ni l’aboutissement de cette nécessité. C’est là une formule abstraite qui ne nous apporte aucune aide, ni ne nous dit ce que nous devons faire. Kant ne donne aucun conseil, n’exprime aucune opinion. A quoi bon toute cette « abstraction » ? Mais justement : si Kant nous disait ce que nous devons faire, il nous dispenserait de l’acte de présence à la transcendance par lequel, obéissant à l’impératif catégorique, nous traversons la réalité phénoménale. Il nous priverait de notre liberté la plus concrète, existentielle. La morale de Kant s’appuie sur la liberté et la volonté. L’homme est un être libre mais sa liberté est sans frein. L’égoïsme fait de l’homme un être insociable alors que la Société est nécessaire à la coexistence entre les hommes.
C’est pourquoi l’homme doit se soumettre volontairement à la moralité, l’impératif catégorique, et à la légalité, l’impératif hypothétique.
Ce dernier impératif, la légalité, concerne les actions qui sont accomplies sous une pression extérieure, une peine ou un plaisir. L’impératif catégorique, la moralité, concerne les actions accomplies par respect d’une règle qu’il faut respecter parce qu’il le faut. La loi morale est un fait de la raison pure a priori, qui s’impose à l’homme catégoriquement. C’est un devoir qui peut s’exprimer selon la formule : »Agissez de telle sorte que la maxime de votre action pourrait servir de maxime à une action générale ». Les lois morales s’imposent à l’Etat comme aux individus, par la réalisation des droits naturels dans le droit positif. Des droits naturels individuels au droit positif universel.
C’est dans ce contexte que nous allons essayer d’actualiser la pensée de Kant concernant la philosophie transcendantale. Nous parlerons de ses apports et influences en y émettant notre point de vue. Cependant nous n’oublierons pas de tenter une critique avant de mettre la dernière main à ce chapitre.
La métaphysique est l’expression d’un rapport erroné nouménal abusivement réduit au statut d’objet de connaissance, dit Kant. Mais cette erreur provient à son tour d’un malentendu concernant la raison elle-même : sa finalité suprême n’est pas la connaissance de ce qui existe du fait de la nature (les phénomènes), mais la détermination de ce qui doit être du fait de la liberté. L’intérêt suprême de la raison n’est pas théorique, mais pratique, c’est-à-dire d’orientation de l’action et de direction de la volonté. Cet intérêt exige le développement de la morale. Par rapport à celle-ci, les questions nouménales (telles que l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme) apparaissent non plus comme des questions théoriques de connaissance, mais comme des postulats, c’est-à-dire des hypothèses associées au fait même de la moralité. Si quelque chose comme l’agir moral existe et doit exister, alors il est légitime et peut-être nécessaire de croire en l’existence de Dieu et en l’immortalité de l’âme. Il s’agit là de croire et non connaître.
« J’ai dû abroger le savoir afin de faire de la place pour la foi »[113]
L’antinomie du déterminisme et de la liberté n’existe que si l’on aborde l’un et l’autre du seul point de vue de la raison connaissante, c’est-à-dire sous l’angle du phénoménal soumis à la causalité mécanique. En tant que membre de la nature, c’est-à-dire comme objet de connaissance ou phénomène, l’être humain parait déterminé et entièrement descriptible en termes déterministes. Mais si on se place du point de vue de l’homme en soi, si on le reconnait aussi comme noumène (esprit), alors on doit le dire libre, sans que cette affirmation n’entre en conflit avec le mécanisme du monde phénoménal. L’être humain est libre, non comme phénomène, mais comme noumène, c’est-à-dire non lorsqu’il se connait, mais lorsqu’il se choisit, lorsqu’il use de sa raison dans un sens pratique d’orientation morale de l’action.
Le point de départ de la réflexion critique est le fait moral universel. Le fait moral, c’est l’expérience de la morale en moi, c’est la présence d’une sensibilité morale en tout être humain, sensibilité qui n’est liée ni à l’instruction ni à la science. Kant part donc de la moralité qui existe (telle qu’elle s’offre, par exemple, dans le christianisme ou le droit naturel), pour en expliciter les fondements et les conditions de possibilité, ainsi que la forme nécessaire et universelle. Il ne s’agit pas par conséquent, de décrire les morales existantes, mais plutôt de chercher ce qui, dans le fait de moralité, résiste à la critique rationnelle, et se révèle l’expression de la raison pratique universelle.
Qu’est-ce qui est bien, bon en soi et pour soi ? Voilà la question que nous pouvons nous poser avec Kant. Rien de ce qui peut être mal utilisé n’est bon en soi. Or, n’importe quelle qualité-talent, habileté (y compris l’intelligence, la prudence, le sang froid, la maîtrise de soi, etc.) peut être mal utilisé. N’importe quel don de la fortune (santé, richesse, considération) peut être mal utilisé, et procurer, par exemple, un bonheur égoïste, une satisfaction indifférente à autrui.
Seul est bien en soi, le fait de vouloir le bien en lui-même et pour lui-même et cela, c’est la volonté bonne. Le plus sûr critère de la volonté est que l’action voulue soit accomplie par devoir. Par devoir ne veut pas dire simple conformité factuelle (à l’obligation morale). Il se peut qu’un comportement conforme au devoir ne soit pas du tout inspiré par celui-ci, mais par des intérêts tout à fait personnels. Agir par devoir, c’est agir par respect de la loi morale. Kant est ici exigeant à un point tel qu’il estime que, étant donné la nature humaine et sa propension à s’aveugler, le signe le plus fiable qu’une action est accomplie par devoir, est, souvent, que cette action nous coûte, c’est-à-dire qu’elle va à l’encontre de nos inclinations naturelles. La conséquence de cette lucidité soupçonneuse est une sorte de divergence fatale entre être moral et être heureux. Nous verrons que tel n’est pas le dernier mot de Kant.
Une morale de la volonté bonne et de l’agir par devoir est aussi avant tout une morale de l’intention. Ce qui compte est que mon intention soit bonne ou morale, quelles que soient, par ailleurs, les conséquences de mon action indépendantes de ma volonté, ou encore les conséquences prévisibles dont la prise en compte aurait terni la pureté de mon intention et conduit à consentir à des compromis intolérables.
Afin de pouvoir agir par respect du devoir, il faut une représentation de celui-ci : la représentation ou l’idée de la loi qui doit déterminer la volonté. Ceci est propre aux lois rationnelles et libres que nous sommes : les phénomènes naturels se produisent aussi suivant des lois, mais sans passer par la représentation de loi ni avoir la possibilité de ne pas la suivre. Une pierre tombe, mais pas parce qu’elle aurait décidé d’obéir à la loi de la gravitation qu’elle se serait au préalable représentée comme une loi universelle de la nature. La loi morale, qui exige une représentation rationnelle et qui est perméable à la liberté, est absolument différente de la loi causale naturelle. L’être humain ne doit pas faire le bien au sens où la pierre doit tomber.
Comment se représenter la loi morale ? La loi morale ne peut être une loi particulière, car les buts particuliers ne sont pas nécessairement bons en eux-mêmes, la détermination de loi morale doit être universelle, c’est-à-dire valable pour tous. Etant universelle, elle sera rationnelle et nécessaire, mais du même coup vide de tout contenu factuel particulier, c’est-à-dire qu’elle sera formelle. Une telle loi, qui n’est pas causale, est appelée un impératif.
Les impératifs hypothétiques présentent une forme conditionnelle : « si vous visez tel but, alors il faut faire telle chose ». Ils s’inspirent du principe : « qui veut la fin, veut les moyens ». Ils sont techniques ou pragmatiques. Pour Kant, de tels impératifs ne sont donc pas moraux en eux-mêmes, leur valeur éventuelle dépendant de la valeur du but visé.
Un impératif authentiquement moral est catégorique, c’est-à-dire inconditionnel : il est sa propre fin et n’est pas subordonné à une quelconque valeur qui lui serait extérieure.
Il y a deux formulations principales de l’impératif catégorique :
« Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ».[115]
« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne d’autrui toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen. »[116]
Ces formules sont des lois tout à fait générales qui n’impliquent aucune action concrète déterminée. Elles fonctionnent comme des méta-règles, critères de la valeur morale de toute règle concrète, plus particulière, guidant mon action. Il faut que les règles de ma conduite soit conforme à l’impératif catégorique ; il faut donc que ma volonté se soumette librement à l’impératif catégorique.
La première formulation est la plus purement formelle : elle exige que ma volonté et ma conduite, qui sont celle d’un être de raison et donc d’universalité, ne soient pas guidés par des lois contradictoires, autodestructrices. Il faut vérifier, à cette fin, si ma manière d’agir supporte, sans contradiction, l’épreuve de l’universalisation qui est l’épreuve de la raison. Si cette épreuve n’est pas réussie, mon acte et la règle qui l’inspire sont immoraux.
Par exemple, mentir est immoral parce que si le mensonge devenait la règle universelle, il n’y aurait plus de sens à mentir. La consistance même du mensonge postule que la règle soit de dire la vérité. De même, le non-respect de la promesse, s’il est universalisé, détruit la notion même de promesse comme conduite humaine.
La seconde formulation est plus substantielle et concerne la finalité de l’agir : à savoir l’humanité en chacun, c’est-à-dire cet être de raison et de liberté que nous sommes réellement en tant que noumènes, et qui nous constitue concrètement en tant que nous sommes des personnes.
En exigeant de ne jamais oublier de viser l’humanité en chaque personne, lorsque nous prenons des décisions qui nous concernent nous-mêmes ou qui concernent autrui, Kant place l’action et la volonté au service de la raison et de la liberté. Car se viser ou viser l’autre comme fin, c’est avoir pour but le développement de soi et d’autrui comme être de raison et de liberté. Cette formulation condamne, bien entendu, tout esclavage, subordination abusive, inégalité injustifiée, et plus généralement toute objectivation et toute instrumentalisation pure de l’être humain. On ne peut utiliser l’autre simplement pour son plaisir ou son profit ou son intérêt à soi, ou encore en vue d’un intérêt qui lui soi totalement extérieur, voire opposé.
La formule kantienne présente des prolongements intéressants et très actuels dans le domaine de la bioéthique, notamment. Lorsqu’on pratique l’expérimentation humaine (nouvelles techniques biomédicales, nouveaux médicaments), la morale peut exiger, outre le consentement libre et informé du sujet, que l’expérimentation ait quelque chance d’être aussi bénéfique au sujet (par un possible effet thérapeutique). On évite ainsi le risque de réduire le sujet à un simple objet ou outil pour la recherche. On convient cependant d’observer que Kant, toujours prudent et nuancé, n’écarte ni l’objectivation ni l’instrumentalisation de l’être humain, pourvu qu’elles n’excluent pas sa reconnaissance simultanée comme personne et finalité.
L’être humain est un être de raison et de volonté. Cette volonté, grâce à la raison, qui est aussi faculté de représentation, peut être libre, mais à condition qu’elle se veuille conforme à la raison qui est aussi exigence d’universalité. D’où l’impératif catégorique.
Mais la raison est encore la faculté des fins et spécialement des finalités ultimes. Or il n’y a qu’une finalité qui soit vraiment absolue et ultime : c’est la raison elle-même et la liberté qui s’y associe. Il faut donc que la raison et la volonté, là où elles sont pratiques (action), vise la promotion de la raison et de la liberté, c’est-à-dire se visent ou visent leur propre développement partout où cela est possible et exigé, c’est-à-dire en chaque personne.
Il y a donc un devoir moral à respecter et à favoriser partout l’autonomie des personnes. Etre autonome, c’est produire moi-même librement, consciemment et rationnellement les règles que j’observe. Etre hétéronome, c’est aligner ma conduite sur des règles ou des causes venues de l’extérieur, imposées par ce qui est étranger à ma propre raison et à ma volonté libre. Sont hétéronomes tant ceux qui suivent les principes moraux non conforme à l’impératif catégorique et imposés par un pouvoir politique ou religieux par exemple, que ceux qui suivent les inclinations, les désirs, les pulsions qui viennent de leur nature sensible et affective, corporelle, c’est-à-dire d’ailleurs que de leur être rationnel et libre. Avec l’impératif catégorique, la volonté, qui est celle d’un être rationnel, s’autonomise parce qu’elle s’impose une loi-cadre qui est l’expression même de la raison : une loi qui est respect et promotion de la raison et de la liberté. Ainsi, la volonté rationnelle devient toujours davantage elle-même, c’est-à-dire toujours plus libre et plus rationnelle. Si la volonté, glissant dans l’hétéronomie, poursuit d’autres fins, ou obéit à d’autres impératifs, que l’impératif catégorique de la raison et de la liberté, alors elle obéit à des fins étrangères à elle-même, elle s’aliène, devient contradictoire et se détruit. Etre moral, c’est être rationnel, c’est être libre, c’est être autonome et partout promouvoir l’autonomie qui est aussi la dignité, c’est-à-dire la valeur absolue de la personne humaine.
« Le concept de liberté, en tant que réalité en est prouvée par une loi apodictique de la raison pratique, forme la clef de voûte de tout l’édifice d’un système de la raison pure »[117] écrit Kant dans sa préface à la Critique de la Raison pratique. La problématique de la liberté est au cœur de la pensée kantienne. [118]
Or, la liberté n’est ni un concept uniforme ni une notion vague dont le contenu serait déterminé suivant le contexte mais elle est un fond originaire dont l’homme dispose et qu’il doit actualiser s’il veut être pleinement libre : elle n’a de sens que dans un monde humain et pourtant elle ne relève pas de ce monde. Ses effets sont sensibles mais son origine reste intelligible et donc inassignable en tant que telle : elle se présente comme l’exigence d’une norme intelligible que l’homme n’est pas forcé d’accueillir, mais qui lui est nécessaire s’il veut s’élever au plus haut degré de sa liberté et donc de sa vie. Il ne s’agit pas de déterminer les aspects de cette liberté dus à cet entrelacement infini entre son origine intelligible et ses effets sensibles, mais de caractériser la liberté d’un type de sujet, le sujet éthique. Le sujet éthique n’est pas seulement l’individu moralisé ou en voie de moralisation, il signifie plutôt la manifestation de l’esprit communautaire en son sein. Chez Kant, la morale ne se limite pas aux normes qu’un sujet doit respecter dans son agir autrement dit à la moralité subjective, mais inclut la moralité objective, c’est-à-dire le droit. Le sujet éthique signifie chez Kant le sujet moral, et la morale contient deux formes qui sont le droit et l’éthique, car il écrit, à propos des lois de la liberté : « on appelle morales ces lois de la liberté, pour les distinguer des lois de la nature. Dans la mesure où elles ne portent que sur des actions purement extérieures et leur légalité, elles sont dites juridiques, mais si de plus, elles (qui sont des lois) exigent d’être elles-mêmes les principes de détermination des actions, alors elles sont éthiques et l’on dit ainsi que l’accord avec les lois juridiques est la légalité de l’action, tandis que l’accord avec les lois éthiques en est la moralité . »[119]
Poser le problème de la liberté du sujet éthique au sein de ce système, ce n’est pas uniquement évoquer la problématicité d’un accomplissement moral de la liberté, mais c’est plutôt examiner comment l’homme peut accéder au degré le plus haut de sa liberté. Le sujet éthique désigne alors le sujet en tant qu’il s’est radicalement humanisé. Quelles sont les conditions de cette humanisation et que met-elle en évidence? La liberté du sujet éthique reflète véritablement la présence d’une nouvelle communauté, présence qui n’est pas une tendance mais une tâche à constituer et à substantifier ce lien éthique. Cette nouvelle communauté, appelée « communauté éthique », chez Kant, parachève un lien éthico-politique en un lien éthico-religieux. Ce dernier a bien insisté sur le fait que la finalité de notre existence résidait en la possibilité de créer un monde intelligible, autrement la liberté n’aurait aucun sens, puisqu’elle se réduirait à un mécanisme naturel infaillible.
Nous pouvons examiner cette destination éthique de l’homme sous trois volets. Le premier concerne la gestation de l’éthicité humaine, c’est-à-dire la préparation de l’homme à devenir libre: on n’est pas libre, on le devient car on se fait libre. La liberté ne réside pas dans une pure facticité mais l’homme possède en lui une disposition à la liberté qu’il est capable de mettre en œuvre. La préparation de cette mentalité éthique s’effectue grâce à l’éducation qui est véritablement une propédeutique à la vie éthique. Chez Kant, cette éducation est d’abord une discipline négative avant d’être une culture du libre-arbitre pour transfigurer cette liberté illusoire dans la nécessité de la loi. L’éducation n’est pas seulement ce qui permet d’affirmer les manifestations de cette pulsion morale et de faciliter son accès, elle est un vaste programme de réorganisation nationale, puisque la communauté prend sens d’abord dans l’élément éthique qu’est le peuple. L’éducation est un éveil à une vie en communauté parce qu’elle consacre un effort, celui d’accepter la liberté de l’autre tout en limitant la mienne.
En deuxième lieu, nous pouvons montrer la nécessité de l’organisation effective de la liberté afin de donner une configuration à cette communauté humaine. La liberté du sujet éthique se traduit concrètement par l’installation d’un espace politico-juridique de communication entre les différents sujets. Il s’agit de régler les échanges au sein de cet espace pour instaurer le primat d’une éthique de responsabilité communautaire. Chez Kant, la liberté au sens éthique passe d’abord par une autonomie de droit, le droit étant le système de normes que chacun doit vouloir suivre pour assurer sa liberté de mouvement en consentant à sa limitation par celle d’autrui.[120] Ce point de vue du droit est l’obligation que les citoyens doivent observer, il est alors sous-tendu par une métaphysique des mœurs qui doit être conçue comme un ensemble de devoirs. Si l’éthicité se réalise à travers le système du droit, c’est parce que le droit est aussi une Idée de la raison pratique qui est une norme de l’engagement réel de la liberté au sein du monde. La sphère juridico-politique se présente néanmoins comme un passage obligé qui a pour fin de nettoyer la gangue sensible qui entoure la liberté, afin de faire advenir son noyau intelligible.
En troisième lieu, nous pouvons dégager l’avènement d’une communauté éthique qui devient le véritable sujet éthique, le lien vers lequel il faut tendre. Le passage d’un état juridico-civil à un état éthico-civil pour enfin arriver à cette communauté éthique chez Kant sacralise l’autonomie morale du sujet qui arrive à s’élever au niveau des autres : sa destination est religieuse non pas dans le sens où la religion viendrait lui prescrire ce qu’il faut faire mais dans le sens où cette communauté vivrait son lien de manière sacrée parce qu’il est précieux. La communauté éthique kantienne est cette forme intelligible qui n’aura jamais un contenu pleinement déterminé mais qui n’est pas séparée de ce contenu pour autant. La liberté du sujet éthique ne signifie-t-elle pas le dépassement de la moralité par elle-même ? Chez notre auteur, le lien communautaire est un lien idéalisé qui s’accomplit dans une téléologie éthique. L’homme est libre mais il doit se faire encore plus libre parce qu’il est destiné à réaliser le degré le plus haut de sa liberté.
Kant estime que le bien suprême, c’est la bonne volonté, c’est-à-dire le respect de la morale. Ce bien suprême n’est cependant pas le bien intégral ou souverain, qui demande l’accord de la vertu (moralité) et du bonheur.[121] Cet accord ne parait guère réalisable, surtout d’une façon stable et parfaite, au cours de l’existence humaine. Il s’en faut de beaucoup que tous les humains soient moraux ou heureux, et plus rares encore sont ceux, s’ils existent, qui seraient à la fois toujours vertueux et heureux.
La raison elle-même, lorsqu’elle tente d’articuler d’une façon nécessaire bonheur et vertu, s’engage dans une antinomie : il est faux de considérer que la vertu engendre nécessairement le bonheur ou que la quête du bonheur engendre nécessairement la vertu. Cette antinomie est évidemment associée à la condition humaine placée sous le signe de la dualité et de la finitude. Pourtant, l’idée d’un accord ou d’une synthèse entre bonheur et moralité ne comporte aucune contradiction a priori. Cette harmonie n’est pas opposée à la raison. Bien au contraire, d’une certaine manière, la raison comporte l’existence de cet accord. Elle peut, légitimement, en postuler la possibilité, voire la nécessité.
Kant veut se contenir également à distance du stoïcisme (qui tend à identifier le souverain bien à la seule vertu) et de l’épicurisme (qui tend à l’identifier au bonheur). L’existence légitime du bien souverain ou total s’exprime par deux postulats de la raison pratique, qui concerne l’existence d’un autre monde que le monde phénoménal.
Le premier postulat est celui de l’immortalité de l’âme, dont deux justifications sont proposées. En premier lieu, la parfaite vertu n’est jamais réellement atteinte au cours de l’existence terrestre, car la morale y est précaire et toujours contrecarrée par l’hétéronomie. Ce n’est qu’au terme d’un perfectionnement spirituel indéfiniment long que l’âme pourrait atteindre cette parfaite conformité à la loi morale. Deuxièmement, l’immortalité de l’âme consacre l’idée d’une autre vie, libérée des contingences du monde sensible, où l’accord entre bonheur et vertu pourrait précisément être réalisé.
Le second postulat est celui de l’existence de Dieu, c’est-à-dire, d’un être pour qui la loi morale est parfaitement représentée et réalisée, et qui est capable de proportionner le bonheur à la vertu, c’est-à-dire de récompenser chacun selon ses mérites, conformément à l’idée du souverain bien.
Ces deux postulats de la raison pure ne sont pas l’objet d’expérience ou de connaissance : ils sont objet de croyance ou de foi. Mais cette foi est raisonnable, comme l’est l’espoir qui s’y associe. Ainsi s’articule la deuxième et la troisième question kantienne : « que dois-je faire » et « que puis-je espérer ? ».
On constate alors que Kant rejoint de cette manière les principes du christianisme. Mais celui-ci (la religion) se trouve placé dans la lumière limitée de la simple raison humaine, qui ne peut acquérir, en ces domaines, aucune certitude. Elle peut seulement ménager, d’une manière raisonnable, une place légitime pour la foi en l’immortalité de l’âme, en l’existence de Dieu et en la possibilité du souverain bien. Loin d’avoir besoin de la religion pour exister, la morale kantienne, produite par la raison pratique, tient indépendamment de la religion. Cette dernière, donc, ne fonde pas la morale. La morale perdrait de sa pureté à subordonner ses impératifs à la certitude de récompenses ou de punitions éternelles. Toute fois, la morale kantienne aboutit aussi à la conclusion que les contenus de la foi chrétienne sont légitimes, sinon nécessaires, comme exigence de la raison même.
Kant estime que là où l’influence de la pensée biblique n’est pas discutable, c’est que cette liberté prend encore la forme d’un certain renoncement à soi, à ses penchants et à ses désirs. La loi morale, dit-il, humilie tout homme quand il la compare à la tendance sensible de sa nature ; elle manifeste son antagonisme à la nature entière. Et Kant va plus loin que bien des penseurs chrétiens, car il ne s’appuie même pas sur l’amour comme affect, mais sur un pur devoir de la raison. Ce n’est pas un hasard si ses adversaires le critiqueront pour avoir été celui qui, loin de rompre avec la théologie, aurait contribué à en intérioriser les schémas de pensée. En effet sa philosophie pratique fait-elle autre chose qu’installer en nous le législateur et le sujet, le prêtre et le fidèle ? Schopenhauer fera remarquer que le concept kantien de loi morale, « avec tous ses voisins, ceux de loi, de commandement, de nécessité morale et autres, est emprunté à la morale théologique, et n’est dans la morale qu’un (…) »[123] Nietzsche partagera ce diagnostic en disant que le succès de Kant n’est qu’un succès de théologien.
Les conséquences de ce repli crypto-théologique sont immédiatement politiques. Car le dualisme sensible/supra-sensible qu’il reconduit justifie la contrainte et la coercition. La question morale débouche sur la question du droit. Kant sait très bien que la contrainte à travers laquelle se manifeste la loi morale ne peut être exclusivement intérieure. L’homme n’a pas, en lui-même, de force éthique suffisante pour réprimer les penchants de sa nature sensible. La menace d’une sanction extérieure, c’est-à-dire le droit, est nécessaire pour faire respecter la loi morale dans le monde. Tel est le sens de la distinction entre légalité et moralité, c’est-à-dire entre droit et morale. Kant affirme ce qui suit :
« La législation qui fait d’une action un devoir et en même temps de ce devoir un mobile, est une législation éthique. En revanche la législation qui n’intègre pas le mobile à la loi et qui, par conséquent, admet un autre mobile que l’idée du devoir elle-même est juridique (…) On appelle la simple conformité ou non-conformité d’une action avec la loi, abstraction faite des mobiles de celle, légalité et, en revanche, moralité (éthique) la conformité en laquelle l’idée du devoir selon la loi est en même temps le mobile de l’action (…) Tenir sa promesse n’est pas un devoir de vertu, mais un devoir de droit que l’on peut être contraint de remplir. Néanmoins c’est une action vertueuse (preuve de vertu) que de le faire alors même qu’il n’y a aucune contrainte à redouter. La doctrine du droit et celle de la vertu se distinguent donc moins par des devoirs différents, que par la différence de leur législation, qui lie l’un ou l’autre mobile à la loi ».[124]
En d’autres termes, il faut opérer le partage suivant :
· La légalité ne regarde qu’à la forme extérieure de l’action, à sa conformité à la loi. Nous sommes dans la légalité si nous respectons la loi (par exemple tenir une promesse), quand bien même ce n’est pas de gré mais de force (sous l’effet de la menace de sanction). La légalité est donc le bord objectif de l’impératif catégorique ; elle ne regarde que le rapport du sujet aux autres individus ;
· La moralité, elle, suppose l’adhésion intérieure du sujet à la loi. Nous sommes dans la moralité si nous respectons la loi pour elle-même. La moralité est donc le côté subjectif de l’impératif catégorique ; elle regarde le rapport du sujet à lui-même.
Ainsi conceptuellement paré, Kant peut poursuivre la tradition de l’Etat libéral de Hobbes et Lock : l’Etat doit être un Etat de droit qui ne peut exercer son pouvoir que sur le versant extérieure des actions, et non sur l’intériorité des consciences. La fin de l’Etat est le droit de l’individu comme personne libre, et non son bien comme être moral. L’Etat n’a pas pour vocation de promouvoir quelque conception de la vie bonne, car ces conceptions (religieuses, idéologiques) sont l’objet de controverses entre lesquelles il ne pourrait pas choisir sans perdre son impartialité. L’Etat ne s’occupe que des conditions sous lesquelles les individus peuvent vivre ensemble :
« Le concept de droit, dans la mesure où il se rapporte à une obligation qui lui correspond, ne concerne que le rapport extérieur, et à la vérité pratique, d’une personne à une autre, pour autant que leurs actions peuvent en tant que faits posséder une influence les unes sur les autres (…) Dans ce rapport réciproque de l’arbitre (…), on s’interroge seulement sur la forme du rapport des deux arbitres respectif, dans la mesure où ils sont considérés comme libres et si, ce faisant, l’action de l’un de deux peut s’accorder avec la liberté de l’autre d’après une loi universelle. Le droit est donc l’ensemble des conditions sous lesquelles l’arbitre de l’un peut être uni à l’arbitre de l’autre selon une loi universelle de la liberté ».[125]
Ce caractère extérieur du droit, distinct de toute moralité, ne fait-il pas de Kant un juspositiviste ? Le droit strict, écrit-il, est pur de tout ce qui est moral, dans la mesure où il n’exige que des principes de détermination extérieurs de l’arbitre. Ainsi le droit et la faculté de contraindre sont une et même chose. Néanmoins il ne fait pas de doute que Kant appartienne à la tradition du jusnaturalisme. Car le droit reste tout de même fondé sur un principe a priori de la raison : la loi universelle de liberté. La raison pure pratique est la seule et véritable source fondatrice pour toute législation. Dans la foulée, Kant critique sans ménagement les juristes qui s’en tiennent à une étude exclusivement empirique du droit, et qui négligent de ce fait la question de sa fondation rationnelle :
« Qu’est-ce que le droit ? Cette question pourrait embarrasser le jurisconsulte (…) Ce qui est de droit, c’est-à-dire ce que disent et ont dit des lois en un certain lieu et à une certaine époque, il peut assurément le dire. Mais la question de savoir si ce qu’elles prescrivent était juste et celle de savoir quel est le critère universel auquel on peut reconnaitre le juste et l’injuste lui resteront obscures, s’il n’abandonne pas quelques temps ces principes empiriques et ne cherche pas la source de ces jugements dans la simple raison, afin d’établir la fondation pour une législation empirique possible. Une science simplement empirique du droit est une tête qui peut être belle ; mais il n’y a qu’un mal : elle n’a point de cervelle »[126]
Le formalisme de la raison permet à Kant, dans la foulée, de renouveler profondément la compréhension de la notion de contrat social. De la même manière qu’il n’y a pas d’éthique possible sans la présupposition d’une loi morale fondatrice, il n’y a pas de politique possible sans l’idée d’un contrat originaire – simple idée régulatrice, mais qui fixe les conditions qui rendent légitime l’exercice du pouvoir, à savoir l’exigence de passer ses décisions au crible de la critique publique :
« Voici donc un contrat originaire, sur lequel seul peut être fondée parmi les hommes une condition civile, donc entièrement légitime, et constituée une république. – Mais ce contrat, il n’est en aucune façon nécessaire de le supposer comme un fait (et il n’est même pas possible de le supposer tel) (…) C’est au contraire une simple idée de la raison, mais elle a une réalité (pratique) indubitable, en ce sens qu’elle oblige tout législateur à édicter ses lois comme pouvant avoir émané de la volonté collective de tout un peuple, et à considérer tout sujet, en tant qu’il veut citoyen comme s’il avait concouru à former par son suffrage une volonté de ce genre. Car telle est la pierre de touche de la de la légitimité de toute loi publique. Si en effet cette loi est de telle nature qu’il soit impossible que tout un peuple puisse lui donner son assentiment, elle n’est pas juste ; mais s’il est seulement possible qu’un peuple y donne son assentiment, c’est alors un devoir de tenir la loi pour juste »[127]
Kant donne ainsi à l’Etat une fondation transcendantale qui est aussi solide, à son estime, que les anciennes fondations théologiques. Il est d’ailleurs significatif qu’il compare la loi fondatrice de toute société à une loi sacrée insondable, reprenant même à son compte (mais sous forme analogique, il est vrai) la vieille formule paulinienne « tout pouvoir vient de Dieu ». On comprend, dans ces conditions, que Kant rejette fermement toute idée de révolte ou de révolution. Les assassinats organisés par un roi ou, comme nous pouvons le dire aujourd’hui, un président, lui paraissent comme une sorte de suicide de l’Etat, une négation de tout droit, c’est-à-dire une négation de toute raison :
« L’origine du pouvoir suprême est pour le peuple, qui y est soumis, insondable au point de vue pratique, c’est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter activement de cette origine comme d’un droit contestable relativement à l’obéissance qu’il lui doit (…) Une loi qui est si sacrée (inviolable), qu’au point de vue pratique la mettre en doute, donc en suspendre l’effet un moment, est déjà un crime, ne peut être représentée comme ayant sa source chez les hommes, mais chez quelque législateur suprême et infaillible et telle est la signification de cette assertion : « toute autorité vient de Dieu », qui n’exprime pas un fondement historique de la constitution civile, mais une idée comme principe pratique de la raison : on doit obéir au pouvoir législatif actuellement existant, quelle qu’en puisse être l’origine. (…) Contre le législateur suprême de l’Etat il n’y a donc point d’opposition légale du peuple ; car un état juridique n’est possible que par soumission à sa volonté législative universelle ; il n’y a donc plus un droit de sédition, encore moins un droit de rébellion (…) De toutes les atrocités qu’entraine le renversement d’un Etat par la rébellion, l’assassinat du monarque n’est pas la pire. C’est l’exécution dans les formes qui saisit l’horreur l’âme remplie des idées des droits de l’humanité chaque fois qu’elle y pense. On regarde cet acte comme un crime qui demeure immortel et qui ne saurait être effacé, et il ressemble à ces péchés dont les théologiens disent qu’ils ne peuvent être remis en ce monde ou en l’autre (…) – c’est comme un abime qui engloutit tout sans retour, tel un suicide de l’Etat, et ce crime semble ne pouvoir être racheté par aucune expiation ».[128]
On voit ainsi que la doctrine de l’autonomie juridico-morale, chez Kant, est parfaitement compatible avec une idéologie politique de l’obéissance et de la contrainte.
La valeur indépassable de la notion de sujet fait que celui qui soutiendrait que quatre-vingt pour cent de la philosophie du vingtième siècle dérive, sinon dans le détail de la philosophie kantienne, du moins de la révolution copernicienne, n’exagérerait certainement pas. Pour tenter de peser la morale du monde sur la balance de l’impératif catégorique de Kant, il convient, en tout premier lieu, de garder présent à l’esprit que l’humanité se partage entre deux éthiques, celle du compromis et celle de la rigueur, donc celle de la lâcheté et celle du courage. La première se fonde sur une sophistique dont la casuistique des jésuites illustrait les dérobades craintives et la servitude masquée. La seconde des deux éthiques rappelle que tout Etat bâti sur le reniement des principes fondateurs de la civilisation se voue à sa destruction prochaine, parce que notre espèce porte de naissance un masque derrière lequel elle a grand intérêt à se cacher le plus discrètement possible à elle-même et qui lui interdit du moins de le rendre trop spectaculairement visible sur toute la surface du globe. C’est pourquoi ce sera à l’échelle des cinq continents que les prochaines années illustreront la profondeur d’esprit dont témoigne un « impératif catégorique » de Kant, qui ne semble absurde que si l’on tient à l’appliquer à la gestion au petit pied des Etats, mais qui débouche sur le tragique de l’histoire universelle sitôt qu’on en mesure la portée anthropologique. Car depuis que le langage a fait de nous une espèce avide de se refléter dans des miroirs valorisants, l’espoir politique du monde repose sur des images idéalisées de l’humanité. Comment bafouer cette image embellissante aux yeux de six milliards d’yeux et d’oreilles en quête d’un modèle à imiter?
Quand les hommes abandonnent la raison, ils s’aperçoivent non seulement que leurs émotions ne peuvent pas les guider, mais qu’ils ne savent plus éprouver qu’une seule émotion: la terreur, disait Ayn Rand. La diffusion de l’addiction à la drogue parmi les jeunes gens élevés dans les modes intellectuelles du jour, démontre l’insupportable état intérieur d’hommes qui sont privés de leurs moyens de cognition et qui cherchent à s’évader de la réalité — de la terreur de leur propre incapacité à affronter l’existence. Observez l’effroi chez ces jeunes gens à l’idée d’indépendance et leur désir frénétique de « faire partie », de s’attacher à quelque groupe, clique ou gang. La plupart d’entre eux n’ont jamais entendu parler de philosophie, mais ils sentent qu’ils ont besoin de certaines réponses fondamentales aux questions qu’ils n’osent pas poser — et ils espèrent que la tribu leur dira comment vivre. Ils sont prêts à se laisser diriger par le premier guérisseur, marabout, devin ou dictateur venu. Une des choses les plus dangereuses qu’un homme puisse faire est d’abandonner son autonomie morale au soin d’autrui. Cela, nous le devons à Kant : même s’il était influencé par la philosophie de son temps (philosophie des Lumières), c’est quand même lui qui a su critiquer la raison en élucidant sa portée et ses limites, en montrant son importance dans le sujet humain.
Nous connaissons bien l’influence des idées de Kant avec le projet de paix perpétuelle. L’histoire de l’humanité est marquée depuis son origine par les conflits entre les hommes et par les guerres qui ont opposé les États. Les désastres de tout ordre que provoquaient les luttes armées ont conduit à s’interroger sur les moyens à mettre en œuvre pour restaurer ou maintenir la paix. Pendant des siècles, l’adage romain « Si vis pacem para bellum » a prévalu.
Pour tenter de maintenir la paix, il était fait choix de dissuader l’ennemi en déployant des efforts considérables à préparer la guerre. La politique de dissuasion nucléaire qui a été menée par les deux grandes puissances américaine et soviétique après la Deuxième Guerre mondiale n’est d’ailleurs qu’une stricte application de ce principe. S’agit-il cependant d’une véritable paix ou ne s’agit-il pas seulement d’une paix armée, d’une guerre latente ?
À l’époque troublée qui est la nôtre, époque marquée d’une part, par le terrorisme et la multiplication des conflits régionaux, et d’autre part, par la mondialisation, le souci d’échafauder un système capable d’aboutir à une paix durable est bien évidemment toujours d’actualité. Ainsi, il est certainement particulièrement intéressant de rechercher dans quel contexte l’idée de mettre en place une institution qui chapeauterait les États ou de mettre en place un supra-État a vu le jour chez les intellectuels et les philosophes. Dans une telle situation, nul ne peut échapper aux idées (acquis) de Kant sur la SDN (la Société des nations) pour la paix perpétuelle :
« Le droit des gens doit être fondé sur une fédération d’Etats libres (…) Pour les Etats considérés dans leurs rapports réciproques, il ne peut y avoir, selon la raison, pour sortir d’un Etat d’anarchie (gesetzlos) qui ne mène qu’à la guerre, d’autre façon de faire que celle-ci : se démettre, tout comme les individus, de leur liberté brute (anarchique), s’accommoder de la contrainte de lois publiques et former ainsi un Etat de nations (völkerstaat) (civitas gentium), qui finalement embrasserait tous les peuples de la terre. Mais, d’après l’idée qu’il se font du droit des gens, ils ne veulent absolument pas de cette solution et rejette par conséquent in hypothesi ce qui est juste in thesi : alors, à la place de l’idée positive d’une république universelle (einer weltrepublik), seul, si l’on ne veut pas tout perdre, le succédané négatif d’une alliance (Bund) permanente et toujours plus étendue en vue de détourner la guerre est capable d’arrêter le torrent des passions agressives et ennemies du droit, ceci toutefois avec le constant danger de sa rupture : Furor impius intus (…) fremit horridus ore cruento. »[129]
Le devoir de paix tel qu’il se présente aujourd’hui, absolu et d’application universelle, s’imposant à tous les hommes de tous les continents et de tous les temps, on peut à bon droit en situer le fondement historique dans le théorème kantien de l’impératif catégorique, et notamment dans ses incidences sur les activités qui tendent à faire de la dignité humaine une réalité sans réserves, avec pour fin l’établissement de la paix éternelle.
Kant lui-même s’en est expliqué clairement dans ses leçons de pédagogie.
L’importance de la théorie de l’impératif catégorique comme base de réflexion dans la problématique actuelle de la paix et en vue d’une coexistence pacifique de tous les peuples et de toutes les cultures (sans les connotations négatives des penseurs allemands), d’autres cheminements la font également apparaître: l’impératif catégorique s’impose toujours dès qu’il s’agit de définir une norme éthique fondamentale d’application universelle. C’est ce qu’a bien vu P. Mikat lorsqu’il s’est préoccupé de définir les facteurs stabilisateurs du mariage dans le monde moderne. Reprenant les différents éléments du débat scientifique, il rappelle la valeur qui fonde essentiellement l’éthique moderne de la liberté en responsabilité : la dignité de l’être humain comme sujet moral, comme personne, la dignité intangible de celui qui, en réglant sa propre conduite, a le pouvoir d’édicter les lois devant présider universellement à la coexistence d’êtres humains. En effet, et bien que l’homme agisse comme un être de chair et d’os, il n’est pourtant pas un instrument de l’arbitraire mais, confié- en liberté et en raison – à sa propre responsabilité, il est à lui-même sa propre fin. Tout être raisonnable, capable de définir des fins, se distingue donc, en dernier ressort, par son propre caractère de fin en soi et de volonté autonome, et c’est là ce qui constitue le sens de son être moral. L’impératif catégorique et la reconnaissance de la dignité de la personne, quels que soient l’homme et son champ d’activité, peuvent être considérés comme les deux faces d’une même médaille. L’impératif catégorique rappelle que la dignité de la personne humaine est la notion qui doit guider généralement l’action humaine. C’est la notion de la dignité fondamentale de toutes les données naturelles qui portent et environnent l’être humain, comme de toutes les productions normatives transmises par voie socio-culturelle. C’est ce qui permet à Kant de formuler, dans la célèbre seconde version de l’impératif catégorique, le principe fondamental de la conduite de l’homme, en tant que personne morale, à l’égard de lui-même et des autres hommes: «Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen». C’est une morale qu’on n’a pas encore dépassée en ce qui concerne le fondement des droits humains.
Cette idée que tout homme constitue une fin en soi, liée pour nous au nom de Kant, revêt lorsqu’elle est située par certains commentateurs dans une perspective d’avenir, une grande importance pour ce qui concerne la solidarité de la communauté humaine. Elle répond à des besoins anthropologiques essentiels et ouvre la voie à la coopération de cultures différentes. «Le droit que revendique tout être raisonnable comporte la reconnaissance du même droit pour tout autre être raisonnable, si l’on admet que tous puissent exister simultanément et côte à côte en cette qualité». C’est là le principe de réciprocité qui est posé. « Ce dernier a déjà, sous forme de « règle d’or », profondément marqué, de façon ou d’autre, la conscience morale de tous les peuples», et il se trouve formulé en termes positifs dans le Nouveau Testament: « Ainsi, tout ce que vous désirez que les autres fassent pour vous, faites- le vous-mêmes pour eux ».[130]
Le précepte de portée universelle ainsi exprimé dans l’ouvrage fondamental du christianisme, en accord avec les autres grandes religions, peut être formulé à peu près comme ceci dans le langage de la philosophie européenne: «La nature de l’être humain, que la liberté et la raison constituent en sujet moral, oblige par là même à reconnaître tout homme comme objet moral, comme un individu». Quiconque s’efforcera de mettre en pratique l’impératif catégorique et sa conception de la personne ne manquera pas d’aborder les problèmes interhumains et internationaux sous l’angle des droits légitimes des différentes parties concernées. Dans le domaine des relations morales entre les personnes, il s’établira entre celles-ci un équilibre, dès lors que tout en poursuivant la réalisation de ses prétentions, l’individu ne fera jamais de la personne d’autrui un simple moyen, mais au contraire la respectera toujours comme porteuse de sens et animée de prétentions propres, différentes des siennes mais également légitimes. Ainsi la règle éthique fondamentale devra-t-elle toujours être appliquée comme critère suprême, et elle pourra, en outre, être utilisée aussi comme principe heuristique dès lors qu’il s’agira, dans le cas concret, de diriger l’action de l’être humain vers un résultat conforme à sa nature spirituelle.
Les considérations qui précèdent ne sont pas de pure théorie, comme on peut le voir dans l’éloge de l’impératif catégorique qu’a prononcé le professeur Kurt Huber devant le Tribunal du peuple, le 19 avril 1943, avant d’être exécuté par les nazis: «Je m’étais fixé pour but de susciter dans les milieux étudiants, non pas au moyen d’une organisation mais par le seul verbe, non quelque acte de violence mais une prise de conscience morale des maux graves qui marquent actuellement notre vie politique. Le retour à des principes moraux clairs, à l’État fondé sur le droit, à la confiance d’homme à homme, cela n’est pas illégal mais c’est, au contraire, rétablir la légalité. Je me suis demandé, dans l’esprit de l’impératif catégorique de Kant, ce qu’il adviendrait si cette maxime subjective de mon action devenait loi universelle. À cette question, il ne peut y avoir qu’une seule réponse: ce serait alors le retour, dans notre vie politique, de l’ordre, de la sécurité, de la confiance en notre État ».
Kant est le premier grand défenseur de la liberté qui consiste » à faire un usage public de sa raison dans tous les domaines » et le premier à formuler, à l’adresse des rois, ce qu’il considère comme le » devoir moral » de tendre vers la Constitution républicaine, la seule qui soit parfaitement conforme aux droits de l’homme.
Kant, dans une démarche qui n’est pas politique, mais philosophique, essaie de fonder une morale individuelle sur la raison seule. Le même acte peut selon l’intention qui y préside être moral ou immoral. Comment donc trouver un principe objectif et pratique qui nous dicte la « bonne » façon d’agir ? Kant trouve la réponse dans l’impératif catégorique, norme éthique suprême : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle. » Un comportement ne pourrait donc être qualifié de juste que s’il est universalisable. Une autre formulation de cette éthique pourrait décrire l’ambition de l’éthique libérale : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. » Bien qu’on retrouve dans l’impératif catégorique les caractéristiques vers lesquelles tend le droit naturel (universalité, nécessité, objectivité), cette morale personnelle est trop rigoureuse pour tenir lieu de droit (ainsi elle interdit le mensonge ou le suicide). En effet il s’agit d’une norme éthique, personnelle bien que potentiellement universelle (car rationnelle), mais qui ne peut être imposée de l’extérieur. En revanche, une norme juridique doit servir à évaluer une action indépendamment de l’intention qui la motive (qui n’est de toute façon accessible qu’au sujet agissant lui-même) ; elle peut être imposée par la contrainte. Le droit naturel pose ainsi les conditions de possibilité de la vie en société. Pour Kant, le droit naturel de l’homme se résume à la liberté (« la liberté est l’unique droit originel revenant à chaque homme en vertu de son humanité »), et la vie sociale implique « la limitation de la liberté de chacun à la condition de son accord avec la liberté de tous, en tant que celle-ci est possible selon une loi universelle. »
Aussi les raisons que nous avons de lire Kant aujourd’hui, comme nous y invite le livre d’Alain Renaut[131] publié parallèlement à sa traduction, tiennent-elles tout autant à cette omniprésence de la pensée kantienne dans la philosophie contemporaine qu’à l’actualité même du projet kantien: définir, contre la critique irrationaliste de la raison, les tâches d’un rationalisme critique. La nécessité d’une théorie fondatrice des droits de l’homme prend ses racines dans la pensée illuministe et sa formulation classique apparaît dans le texte bien connu de Kant « les peuples de la terre participent à des degrés divers d’une communauté universelle qui s’est développée à tel point, que la violation du droit, commis en un endroit du monde, se répercute sur tous les autres. L’idée d’un droit cosmopolite n’est donc pas fantastique ou exagérée; il s’agit d’un complément nécessaire au code non-écrit du Droit politique et international, en le transformant en un droit universel de l’humanité. Ce n’est que sous ces conditions que nous pourrons nous féliciter d’avancer continuellement en direction d’une paix perpétuelle. »[132] Dans sa « Doctrine du Droit« , Kant soutient que cette communauté pacifique n’est pas un principe philanthropique (éthique), mais un « principe juridique » qui se matérialise dans le droit dit cosmopolite. Ce type de droit tend, selon Kant, à permettre une union possible de tous les peuples en vue de certaines lois universelles possibles du commerce. Kant, toutefois, a établi un rapport entre le ius cosmopoliticum et le développement du commerce, ce qui reflète, d’ailleurs, l’idée commune à l’époque, que le commerce serait le facteur décisif pour permettre l’humanisation des relations entre les peuples.[133]
Nous pouvons le voir, les fondements critiques des droits de l’homme ne peuvent pas exclure Kant.[134] L’histoire nous montre bien que les droits de l’homme ne sont pas la conséquence du progrès des relations commerciales entre les peuples, mais plutôt de la constatation de l’existence de valeurs communes aux diverses sociétés et groupes d’une même société, qui se comportent comme « une dimension du droit susceptible de figurer un universel ». Il s’agit, donc, de relire la tradition kantienne, dans le contexte de laquelle les lois morales sont les fruits de la raison de l’homme et sont, donc, universelles, ne dépendant pas, ainsi, de la volonté circonstancielle du législateur. Cette relecture se fait en identifiant des arguments rationnels permettant la fondation des droits humains en principes universels. Cette fondation critique ou morale pourra être construite à partir de la constatation que les droits de l’homme renvoient aux exigences indispensables à la vie d’un être humain. La sauvegarde et le maintien de la dignité humaine constitue le noyau de base des droits de l’homme, car ce n’est que par leur intermédiaire que seront assurées les multiples dimensions de la vie humaine, dimensions qui assurent toutes la réalisation intégrale de l’être humain. La perspective critique part de l’hypothèse selon laquelle ces diverses dimensions font que les droits qui en découlent ne se matérialisent que dans le cadre de la société. La conception individualiste de l’être humain cède la place, de cette façon, à la conception morale de l’homme en tant qu’être social, et qui en tant que tel possède des droits qui doivent être garantis par la société. L’humanité doit être considérée « toujours comme une fin et jamais comme un moyen. »
Le problème réside donc, dans la possibilité de l’établissement d’un pont entre les valeurs morales et l’ordre juridique, en refusant d’emblée une solution moraliste au problème, c’est-à-dire la transformation du Droit en un instrument d’options morales des individus. L’investigation dans ce domaine a conduit à l’introduction, dans l’aire de la philosophie du droit, de la catégorie de l’impératif catégorique juridique. Höffe soutient que l’impératif juridique, quoiqu’il ne soit pas trouvé de façon explicite dans l’oeuvre de Kant, est cependant suggéré par la philosophie pratique du penseur allemand. Cette nouvelle catégorie d’impératif surgit, selon Höffe, dans la pensée kantienne sous trois formes: en tant que concept universel du Droit (Kant, Doctrine du Droit); en tant que principe universel du Droit et en tant également que loi juridique universelle. L’impératif juridique catégorique pourra servir à discerner les principes moraux pouvant dépasser la tautologie contenue dans l’affirmative que les droits de l’homme sont les droits de l’être humain. Pour cela, il devient nécessaire de déterminer comment l’impératif juridique catégorique s’exprime par des principes moraux qui sont impératifs et d’où dérivent les droits de l’homme. La particularité principale des droits de l’homme est que ceux-ci se réfèrent à des biens dont l’importance est essentielle pour l’être humain. La définition des droits de l’homme se restreint, donc, lorsque l’on retire de son cadre les droits moraux qui ne se réfèrent pas spécifiquement à la réalisation de l’être humain. Les principes qui sont à la base des droits de l’homme, sont à leur tour, dits catégoriques, car ils ne conditionnent pas la titularité des tels droits aux conditions particulières des êtres humains, comme la nationalité, la richesse, la religion, le genre etc. Ces principes, qui formalisent l’impératif catégorique, se combinent dans l’espace d’une société démocratique, et donc ordonnatrice de relations intersubjectives d’êtres dotés de raison et libres, et servent de fondements aux droits humains. NINO propose trois principes fondateurs: le principe de l’inviolabilité de la personne, qui défend d’imposer des sacrifices à une personne pour la seule raison que son sacrifice pourrait bénéficier d’autres individus; le principe de l’autonomie de la personne, où est consacrée l’impérativité d’assurer une valeur intrinsèque au idéaux d’excellence de la personne humaine; le principe de la dignité de la personne, au moyen duquel l’accès au droit est consacré, indépendamment de circonstances comme la race, la religion, le sexe, le groupe social ou l’affiliation politique.
Les droits de l’homme constitueraient ainsi la positivation des principes fondateurs qui, par leur nature morale, assurent le caractère d’universalité de cette catégorie de droits. Dans ce sens, on peut dire, avec Habermas, que la pensée kantienne représente « une institution directrice » dans le projet d’établir les fondements des droits de l’homme dans notre époque contemporaine.
Nous l’avons déjà dit, « l’ubiquité » de la pensée Kantienne dans « tous les domaines » suscite un intérêt important. La physique quantique qui s’est substituée à la physique du déterminisme a aussi été influencée en grande partie par la philosophie transcendantale de Kant. Nous n’allons pas nous étendre là-dessus, mais nous recommandons le livre de Bernard d’Espagnat à ce propos.[135] Selon Michel BITBOL, au début du vingtième siècle, on a accusé l’épistémologie de Kant d’être devenue caduque face aux révolutions relativiste et quantique. La relativité semblait invalider l’esthétique transcendantale (la doctrine de l’espace comme forme a priori de la sensibilité) tandis que la mécanique quantique était réputée invalider l’analytique transcendantale (en particulier la doctrine de la causalité comme forme a priori de l’entendement). Mais quelques philosophes néo-kantiens (particulièrement E. Cassirer, le jeune H. Reichenbach, G. Hermann, P. Mittelstaedt) ont défendu avec succès l’idée que ces problèmes pouvaient être surmontés.[136] Trois stratégies d’adaptation de l’épistémologie transcendantale au défi de la physique moderne seront discutées : 1) La restriction des principes a priori de Kant au domaine de la cognition ordinaire ; 2) La recherche de principes a priori encore plus généraux que ceux de Kant, aptes à couvrir les domaines de la physique moderne ; 3) La relativisation et l’historicisation des a priori. On montrera que la stratégie de base de la philosophie transcendantale, à savoir la « révolution copernicienne », ou attitude réflexive, n’a jamais été aussi indispensable à l’intelligibilité de la physique. Cette stratégie sera brièvement appliquée à la justification de la structure de la mécanique quantique, à la compréhension de la non-séparabilité, et à la réinterprétation de la décohérence.
« Que reste-t-il aujourd’hui de la Critique de la raison pure ? »[137] se demande Maurizio Ferraris. A le lire, pas grand-chose en vérité tant ce professeur italien semble s’être saisi du marteau de Nietzsche pour écrabouiller les ultimes morceaux du monument « criticiste » ! Pour expéditifs qu’ils puissent sembler, un tel constat et une telle méthode n’entament pas le mérite d’un livre par ailleurs efficace, pédagogique et rafraîchissant. L’ouvrage du philosophe italien constitue, en effet, une très bonne introduction aux enjeux de l’œuvre inaugurale du monument kantien. Good bye Kant ! Remotive notamment la notion de révolution copernicienne, lieu commun commodément utilisé pour résumer la pensée ardue du maître de Königsberg, mais trop souvent succinctement présenté et, pour cette raison, mal connu. C’est en s’appuyant sur elle que l’auteur peut souligner à la fois l’apport et les limites de la philosophie kantienne. La thèse d’ensemble est limpide : en réduisant le connaissable à ce qui se donne dans l’Espace et le Temps, « la métaphysique devient une province de la physique ». Autrement dit, il a absolutisé les résultats de la science de son temps en les assimilant à l’expression nécessaire du rapport de l’esprit à un objet extérieur. Sa conception de l’Espace et du Temps est ainsi fortement tributaire de la géométrie euclidienne qu’il considère implicitement comme la seule possible, ce que démentiront les développements ultérieurs de l’histoire des mathématiques. En résumé, contrairement aux enseignements de la méthode expérimentale, Kant a établi une continuité entre l’expérience et la science qui l’a amené à penser celle-là à partir de celle-ci. Si cette initiative permet de trouver une voie moyenne entre l’empirisme sceptique et le rationalisme dogmatique, elle interdit de concevoir une expérience qui ne soit pas, à proprement parler, une connaissance objective. C’est ici que réside le talent de Ferraris : il oppose aux conséquences de la pensée de Kant des exemples simples et vivants, qui sont autant de bâtons de dynamite introduits dans les failles du système monolithique. Il liste les problèmes qui apparaissent quand on met sur le même plan le monde et sa représentation ; leur point commun est de rendre difficile, voire impossible le compte-rendu de l’expérience concrète de la vie perceptive et intellectuelle. Par exemple, prenant acte avec Kant que « notre connaissance porte sur des phénomènes » et que « le rouge n’est pas dans la rose », Ferraris relance aussi simplement qu’habilement la question de l’objectivité de l’expérience perceptive en constatant que la référence au sujet ne peut, à elle seule, rendre compte de la singularité de ma représentation. « Mais à ce moment-là, où est le rouge ? Dans notre tête ? Et dans ce cas, pourquoi s’agit-il précisément du rouge, et non pas d’une autre couleur ? »[138]
Publiée en 1781, puis remaniée en 1787, la Kritik der reinen Vernunft entend définir les conditions de l’usage légitime de notre raison. Kant compare sa démarche à celle introduite par Copernic en astronomie, la «révolution copernicienne» consistant ici à passer du point de vue selon lequel c’est nous qui «tournons» autour de l’objet à connaître et «accommodons» sur lui, à celui selon lequel c’est l’objet qui se règle sur notre pouvoir de connaître; avec cette conséquence négative que la connaissance devient relative à la structure de notre esprit et doit donc renoncer à atteindre le savoir absolu. La «critique» est ainsi limitation du champ de la connaissance humaine et censure des prétentions de la raison qui, oubliant sa finitude, élabore un savoir métaphysique illusoire. En ce sens la critique kantienne achève l’époque de la philosophie classique – celle des démonstrations de l’existence de Dieu. L’importance décisive de ce livre est telle que l’on oserait presque dire que toutes les grandes philosophies, du XIXe siècle à nos jours, en seront autant de lectures et d’interprétations.
La conclusion de l’ouvrage de Ferraris est aussi ambiguë que son titre. Au terme de l’analyse, il semble ne plus rester grand-chose de la philosophie critique de Kant. L’hommage final de Ferraris ne sonne pourtant pas comme une oraison funèbre. Paraphrasant ce que Moore disait de Platon, il annonce solennellement que la production philosophique moderne peut être assimilée à des notes de bas de page des trois Critiques. La fécondité du kantisme est donc proportionnelle aux critiques dont il a fait l’objet. Nous allons le voir dans les lignes qui suivent.
Nous avons souligné déjà que la philosophie de Kant est trop abstraite pour être pleinement actualisée dans la vie concrète de quiconque. Prenons un exemple : l’impératif catégorique s’énonce simplement ainsi : « tu dois faire ton devoir.» C’est là, dira-t-on, une formule si abstraite, elle ne nous apporte aucune aide, elle ne nous dit pas ce que nous devons faire. Kant ne donne aucun conseil, n’exprime aucune opinion. A quoi bon toute cette abstraction ?
Les mérites de Kant ne peuvent pas être sous-estimés comme nous l’avons montré dans le point précédant. Cependant, le système kantien n’a pas lui aussi échappé aux critiques. Commençons tout d’abord avec la critique de Hamann qui s’inscrit dans le cadre de l’article de Kant concernant les Lumières. Nous l’avons dit, Kant définissait ces dernières comme la sortie de l’homme hors d’état de tutelle pour qu’il soit capable de se servir de sa propre raison sans l’aide d’un autre. L’intention de Hamann est de montrer que la conception kantienne de la publicité est inefficace et veine : ou bien on mise sur la publicité ou bien on en appelle au Prince. Il pense pouvoir démontrer que ce double langage de Kant correspond à une falsification du problème auquel sont confrontées les Lumières : l’assimilation kantienne de la non-liberté extérieure à une responsabilité, voire à une culpabilité intérieure de chaque homme. Il accuse Kant d’avoir un style de jeu de mots dont est finalement composée toute sa démarche. Hamann soupçonne, chez Kant, le chiliasme judéo-chrétien et plaide pour un authentique chiliasme philosophique. En parlant des Lumières, Hamann se pose cette question : comment puis-je être moi-même responsable de ce qui n’est pas en mon pouvoir ? Et quel est l’autre anonyme dont parle Kant lorsqu’il dit : se servir de son entendement sans la conduite d’un autre ? La responsabilité selon Hamann est à chercher du côté de cet autre, c’est-à-dire du côté du tuteur. Hamann dénonce l’alliance implicite entre le philosophe et le pouvoir, l’alliance d’une philosophie impuissante et aveugle avec un pouvoir aveugle mais bien armé. Il estime que la conception kantienne devrait être qualifiée de fausse solution, de solution « biaise », qui révèle son côté « tordu » par le sort qu’elle fait aux femmes, exclues de la solution politique de l’émancipation parce qu’elles sont dans une situation de dépendance. Pour Hamann les femmes ont en revanche le même accès à la liberté intérieure de la foi. Voici quelques phrases où il formule cette critique :
« Sapere aude ! ne va pas sans cet autre précepte de la même veine : Noli admirari ! (…) Pourquoi donc le chiliaste traite-t-il si précautionneusement cet enfant de David, cet Absalon ? Parce qu’il se range lui-même du côté des tuteurs et veut par là s’assurer du respect des lecteurs mineurs. La minorité n’implique donc une responsabilité de celui qui la subit que pour autant qu’elle s’en remet à la conduite d’un tuteur aveugle ou invisible (…) En quoi consiste donc l’incapacité ou la culpabilité du mineur injustement accusé ? Dans sa paresse et sa lâcheté ? (…) Un raisonneur et un Esprit spéculatif peut-il donc en toute conscience, de derrière son poêle et coiffé de son bonnet de nuit, reprocher ainsi aux mineurs leur lâcheté alors que leur aveugle tuteur dispose pour garantir son infaillibilité et son orthodoxie d’une armée nombreuse et bien entrainée ? (…) »[139]
Une autre critique formulée à l’égard de Kant est celui de Herder qui, lui s’en est pris au transcendantalisme du système kantien. Selon Herder, Kant était convaincu que tout concept spéculatif peut et doit être rendu compréhensible parce qu’une élucubration verbale nébuleuse n’est ni de la critique, ni de la philosophie ; convaincu que ce que nous savons grâce à notre entendement, tous le savent et peuvent se le représenter clairement et que, par conséquent, il ne peut rien arriver de mieux à ce qu’on nomme la philosophie première ou métaphysique que de devenir, affranchie de tout sectarisme comme le sont les mathématiques et débarrassée de tout verbiage fumeux et incompréhensible, une exposition claire des concepts premiers notre entendement et de notre raison qui sera alors réellement philosophie première et dernière langue pure de l’entendement connaissant ; convaincu de tout cela, l’auteur de la métacritique croit non seulement que n’importe qui d’autre aurait pu l’écrire, mais convient aussi que plus d’un eût pu l’écrire mieux, sinon plus honnêtement que lui. Contredire des prétentions n’est pas de la prétention, pense-t-il. A la question de savoir si la métaphysique peut être sauvée ou améliorée et continuée au moyen d’une esthétique transcendantale, d’une analytique transcendantale, ou d’une dialectique transcendantale ; Herder répond :
« Cela, signifierait remédier aux dommages par de plus grands dommages encore. A supposer que la raison, par exemple en se transcendant elle-même, se soit aventurée et perdue dans les hauteurs où l’air lui manque, est-ce qu’on la tirera d’affaire en montant encore plus haut et en transcendant la transcendance ? A fortiori quand tout est censé dépendre d’un non-concept, d’une synthèse antérieure et extérieure et à tout donner et qu’on ne parle que de choses qui n’existent pas, d’une raison avant que n’existe la raison, d’objets avant qu’il n’y ait des objets, on court le danger propédeutique de transformer complètement en ratiocinations le véritable usage de la raison. Si la raison, comme le montre l’histoire, a subi de grands dommages, notamment du fait qu’on l’a confondue avec l’art de la controverse et des disputations (la dialectique) comment cette méchante ennemie pourrait-elle jamais guérir ces dommages, ou bien comment pourrait-elle fonder un meilleur usage de cette raison alors même qu’elle s’érige par un décret a priori en Créateur de la raison a priori ? La voie inverse est très exactement la seule qui fasse progresser. Au lieu donc de transcender, que la raison revienne à la source de ce qu’elle maitrise, c’est-à-dire à soi-même, en se posant la question suivante : Comment en est-tu arrivée à toi-même et à tes concepts ? Comment les as-tu exprimés et utilisés, enchainés et associés ? D’où vient que tu confères une certitude universelle et nécessaire ? Si elle néglige ces questions et s’isole de toute expérience, elle ferait tout aussi bien de s’isoler aussi du langage, car il est cependant bien certain que c’est de l’expérience qu’elle la tient. Si elle s’aventurait finalement si loin dans le monde des chimères qu’elle en arrive à conférer à ses jugements antérieurs à toute expérience une valeur universelle et nécessaire parce qu’ils sont (au sens erroné où elle entend ce mot) a priori, c’est-à-dire parce qu’ils précèdent toute expérience et qu’ils en sont coupés, elle se retrouve alors dans un domaine antérieur à toute raison. »[140]
Le transcendantalisme de Kant s’était donc heurté à des résistances très extrêmement virulentes. Toutes remettent fondamentalement en cause le transcendantalisme qu’elles attaquent sous deux angles : le statut de la chose en soi et la synthèse a priori. C’est en fait dans ces offensives contre le transcendantalisme que vont naitre les tentatives de dépassement du kantisme que constituent la pensée de Schopenhauer et les entreprises fondatrices de l’idéalisme allemand, celles de Fichte et de Schelling, qui, l’une comme l’autre, s’efforcent de dépasser le dualisme du sensible et de l’intelligible.
Pour Arthur Schopenhauer, le plus grand mérite de Kant, c’est d’avoir distingué le phénomène de la chose en soi. Cependant, selon lui, Kant n’est pas arrivé à découvrir l’identité du phénomène et du monde comme représentation d’une part, l’identité de la chose en soi et du monde comme volonté d’autre part. Mais il a fait voir que le monde phénoménal est conditionné par le sujet tout autant que par l’objet.
Parmi tant d’autres critiques qu’on peut faire à Kant, qu’il nous soit permis d’ajouter que le système kantien contient des lacunes et un inachèvement manifeste, ainsi que le fait ressortir Bernard Rousset dans la présentation qu’il fait à la Critique de la raison pure. Ce dernier pose des questions auxquelles le système kantien devrait répondre pour être achevé et ne pas répondre à des contresens ou à une mauvaise interprétation de la pensée kantienne :
« Certes, et Kant s’en est rapidement aperçu, ces difficultés et ces lacunes permettaient tous les usages et tous les contresens : la conscience non synthétique, qui ne réalise pas l’unité de son expérience du monde, n’est-elle encore que la rhapsodie humaine des impressions sensibles, diversité sans lien, ou annonce-t-elle le déchirement romantique de l’irréconciliabilité avec soi-même ? (…) Le créateur de la connaissance du monde est-il le créateur du monde connu, et jusqu’à quel point peut-on dire alors qu’il est le créateur du monde, étant donné qu’il n’y a pour lui que le monde qu’il connait ? L’homme n’est-il un homme que lorsqu’il pense, ou l’est-il aussi surtout lorsqu’il agit, mais ne l’est-il que lorsqu’il agit en pensée, moralement, non pratiquement ? Interrogations sans réponses nettes et définitives, qui sont fort kantiennes et qui caractérisent la pensée allemande. »[141]
Ayn Rand, dans son discours donné à la classe diplômée de l’Académie Militaire des États-Unis à West Point à New York, le 6 mars 1974, déclarait ce qui suit :
« Dans une guerre physique, vous n’enverriez pas vos hommes sur une mine: vous feriez tous les efforts pour découvrir son emplacement. Eh bien, le système de Kant est la mine la plus grande et la plus élaborée dans l’histoire de la philosophie – mais il est tellement plein de trous que quand vous avez compris son truc, vous pouvez le désamorcer sans problème et avancer par dessus en toute sécurité. Et une fois que vous l’avez désamorcé, les Kantiens de second ordre -les sous-officiers de son armée, les sergents, deuxièmes classes et mercenaires philosophiques d’aujourd’hui- s’écrouleront sous leur propre vacuité, par réaction en chaîne. Il y a une raison particulière pour laquelle vous, les futurs dirigeants de l’Armée des États-Unis, avez besoin d’être armés philosophiquement aujourd’hui. Vous êtes la cible d’une attaque particulière par l’establishment Kantien-Hégélien-collectiviste qui domine nos institutions culturelles à notre époque. Ceux qui veulent détruire ce pays (USA), cherchent à le désarmer intellectuellement et physiquement. Mais ce n’est pas une simple affaire de politique: la politique n’est pas la cause, mais la conséquence dernière des idées philosophiques. Il ne s’agit pas d’une conjuration communiste, même si des communistes sont impliqués comme les asticots qui profitent d’un désastre qu’ils n’ont pas le pouvoir de provoquer. Le motif des destructeurs n’est pas l’amour du communisme, mais la haine de l’Amérique. Pourquoi une telle haine? Parce que l’Amérique est la réfutation vivante de l’univers Kantien. De nos jours, le souci et la compassion pour les faibles, les handicapés, les souffrants, les coupables, est un masque pour la haine Kantienne profonde de l’innocent, du fort, du capable, du couronné de succès, du vertueux, du confiant, de l’heureux. Une philosophie qui cherche à détruire l’esprit de l’homme est nécessairement une philosophie de haine envers l’homme, envers la vie de l’homme, et envers toute valeur humaine. La haine envers le bien parce qu’il est bien, est la marque distinctive du vingtième siècle. Voilà l’ennemi que vous affrontez. »[142]
Pour Jean Blain, la Critique de la raison pure défie à bien des égards la traduction. Car, outre les difficultés inhérentes à l’allemand, le style propre de Kant, qui ne se soucie guère d’élégance, complique singulièrement la lecture et la compréhension de ce texte mythique, souvent réputé obscur et illisible et dont Victor Cousin estimait qu’il avait «le malheur d’être un livre mal écrit». Malgré leurs mérites évidents, dont celui d’avoir rendu accessible au public français le livre fondateur de la modernité philosophique, les traductions successives (1835, 1869 et 1905) dont nous disposions jusqu’à ce jour étaient suffisamment inexactes et vieilles pour justifier pleinement de mettre de nouveau l’ouvrage sur le métier. Aussi le travail d’Alain Renaut, qui s’est acquitté de cette tâche avec la compétence et le talent qu’il avait déjà mis au service de plusieurs autres textes de Kant, mérite-t-il d’être salué: sa traduction a, sans aucun doute, vocation à devenir pour de longues années le texte de référence dans la langue française.[143]
En fin, le devoir est-il cependant le tout de la moralité ? S’interroge Cuvillier. A côté de son aspect obligatoire, celle-ci ne présente-t-elle pas un aspect désirable, qu’exprime dans la pensée philosophique la notion du bien ? C’est ce qu’observe ici Durkheim dans son analyse des caractères du « fait moral » :
« Jusqu’ici nous avons suivi Kant d’assez près. Mais, si son analyse de l’acte moral est partiellement exacte, elle est pourtant insuffisante et incomplète, car elle ne nous montre qu’un des aspects de la réalité morale. Nous ne pouvons en effet accomplir un acte qui ne nous dit rien et uniquement parce qu’il est commandé. Poursuivre une fin qui nous laisse froids, qui ne nous semble pas bonne, qui ne touche pas notre sensibilité, est chose psychologiquement impossible. Il faut donc qu’à côté de son caractère obligatoire, la fin morale soit désirée et désirable ; cette désirabilité est un second caractère de tout acte moral. (…) Le devoir, l’impératif kantien n’est qu’un aspect abstrait de la réalité morale ; en fait, la réalité morale présente toujours et simultanément ces deux aspects que l’on peut isoler. Il n’y a jamais eu un acte qui fût purement accompli par devoir ; il a toujours fallu qu’il apparût comme bon en quelque manière. Inversement, il n’en est pas vraisemblablement qui soient purement désirables ; car ils réclament toujours un effort. De même que la notion d’obligation, première caractéristique de la vie morale, permettait de critiquer l’utilitarisme, la notion de bien, seconde caractéristique, permet de faire sentir l’insuffisance de l’explication que Kant a donnée de l’obligation morale. L’hypothèse kantienne, d’après laquelle le sentiment de l’obligation serait dû à l’hétérogénéité radicale de la Raison et de la Sensibilité, est difficilement conciliable avec ce fait que les fins morales sont, par un de leurs aspects, objets de désirs. Si la sensibilité a, dans une certaine mesure, la même fin que la raison, elle ne s’humilie pas en se soumettant à cette dernière. »[144]
Finissons ce chapitre avec le concept de devoir dans la vie de toute homme en général et dans celle du congolais en particulier. Dans les « Fondements de la métaphysique des mœurs » en 1785, Kant établit que le devoir, loin de nous être apporté par l’expérience, est un idéal de la raison pure et une valeur a priori (c’est-à-dire jugée avant toute expérience).
En effet, l’expérience en tant que telle ne nous fournit jamais de normes universelles ni nécessaires, au sens où nous l’avons précédemment défini. En d’autres termes, même si cette illustration ne relève pas des propos de Kant, pourquoi telle ethnie refuse de faire l’amour avant le mariage là où d’autres valorisent la multiplicité des partenaires ? Pourquoi, dans la même veine, serait-il immoral de manger la cervelle de nos parents défunts, comme cela se fait dans certaines tribus ? Pourquoi consommer des grenouilles ou des insectes serait il un acte admis dans certaines communautés et répugnant pour les autres ?
Pour Kant, la réponse est simple : si nous devions fonder la moralité sur des faits, elle serait rapidement ruinée par ceux-ci. Une seule issue : bâtir le devoir qui, loin d’être une réalité est une norme de la raison, valable pour tous les êtres raisonnables. Pour reprendre le vocabulaire Kantien, distinction est faite entre impératif catégorique et impératif hypothétique. Ainsi, seul le pur devoir a priori, norme de la raison, commande catégoriquement et est moral. L’impératif hypothétique, lui, n’est qu’une action pour parvenir à une fin, sur le mode : « si vous voulez obtenir ceci, faites cela ».
Si nous réfléchissons sur les problèmes socio-culturels de la RDC, nous pouvons, à un point de vue, nous rendre compte que ces problèmes sont historiques, et donc, dus à l’expérience (empirique). Ici encore, la morale de Kant vient trouver sa place pour nous rappeler que la morale empirique (construite à travers l’histoire d’une culture) ne produit pas des actions universelles dignes de moralité. Seul l’impératif catégorique qui fonde la morale a priori nous aidera à comprendre que seul l’accomplissement de son devoir fait l’homme congolais digne et non son appartenance à telle ou telle autre tribu. La pensée de Kant trouve donc sa place même à ce niveau là de vie quotidienne et réelle du congolais du point de vue moral ou social.
L’être humain a une valeur inconditionnelle. C’est une personne, un sujet moral et responsable. Kant nous montre que l’être humain n’est jamais moyen mais doit être considéré comme un sujet. Il s’agit toujours de traiter l’homme comme une fin, comme un sujet de droit. Montrez que la personne est fin en soi, qu’elle possède une valeur absolue.
La philosophie kantienne est une philosophie de la liberté, qui arrache l’Homme au déterminisme de la nature et de son passé pour le faire accéder à l’autonomie intellectuelle et morale. Elle récuse la théologie traditionnelle et le principe divin comme raison suffisante, cause explicative de l’Univers. Véritable critique du pouvoir de la raison et de sa capacité à produire des illusions, elle récuse les prétentions de la métaphysique à connaître ce qui n’est pas objet des sens mais besoin de la pensée, désir, aspirations légitimes de l’homme.
Prenant sa source et trouvant son terme dans l’expérience humaine, dans le prolongement de Rousseau, la pensée kantienne s’oriente vers la philosophie pratique et porte sur le rapport de l’expérience humaine (dans son unité et sa diversité) aux idées et aux concepts, repoussant ceux-ci lorsqu’ils tendent à enfermer, altérer ou réduire celle-ci. La philosophie n’est plus pour Kant un savoir qui pourrait sauver l’Homme ou qui le délivrerait de toutes choses, mais une critique du savoir comme substitut de l’expérience.
Kant propose donc une nouvelle architecture métaphysique, théologique, épistémologique et morale fondée sur la liberté humaine. Véritable « révolution copernicienne » de la pensée, son œuvre immense parcourt aussi bien l’astronomie et la physique que le droit. Certains diront qu’elle est souvent réduite à une sèche mise en question de la métaphysique ou à une bien rigide morale, mais on ne peut ôter à Kant le mérite d’avoir cherché, en ce siècle des Lumières qui est celui de la critique, à faire de cette critique même une science.
L’acte moral est l’acte d’une pure bonne volonté, volonté dans laquelle celui qui agit se détermine par respect de la loi morale, c’est-à-dire de la raison universelle en lui. Cette affirmation est à l’origine de la distinction entre « impératif hypothétique » et « impératif catégorique ». L’impératif catégorique est le commandement de la raison elle-même qui s’exprime comme tel : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle. »[145] L’impératif hypothétique ne fait que commander une action comme moyen en vue d’une fin, inspiré par la sensibilité. Dans la seconde formulation de l’impératif catégorique, le respect de la loi universelle en l’homme l’introduit au respect de tout être raisonnable comme fin en soi.
Cependant, pour ce qui nous concerne, affirmer que Kant ne voulait plus de la métaphysique ou qu’il en est fossoyeur, ce serait mal le comprendre. Kant veut que la métaphysique soit transcendante, pratique, critique et non dogmatique, qu’elle soit élevée au niveau d’une science. Kant a donc refondé la métaphysique, lui donnant un fondement solide, scientifique.
Kant a transformé de façon décisive le climat philosophique dans le monde et non seulement en Allemagne. On ne peut plus, après lui, philosopher comme avant lui ce qu’on a appelé depuis la « scission sujet-objet ». Kant a commencé par s’étonner devant le fait de la science. La science existe, elle est faite de jugements qui doivent être nécessaires et universels, et qui sont donc a priori. Comment comprendre que des jugements a priori s’accorde avec l’expérience ? Tel était le point de départ de la philosophie transcendantale : Cet étonnement devant le fait que la science découvre des lois auxquelles l’expérience correspond. Plus que n’importe quel penseur précédant, Kant avait établi, dans la connaissance, une séparation absolue entre sujet et objet. Les formes et les catégories a priori, qui, selon lui, rendent possible la connaissance, ne nous permettent de connaitre que des phénomènes, et jamais, en son langage, les noumènes. Il s’agit donc, en ce qui concerne les résultats de la science, d’une conception ascétique. La recherche scientifique ne peut jamais s’arrêter, elle ne connait pas d’achèvement, elle doit toujours se poursuivre. D’autre part, quelque chose lui est à jamais refusé, c’est la connaissance des noumènes, de l’être en soi. Nous ne connaissons la réalité que pour autant qu’elle nous apparait à travers l’espace, le temps et la causalité. Au niveau de la connaissance, nous sommes donc condamnés à une ascèse de principe. Au niveau de la moralité, Kant exige que l’action, si elle se veut morale, soit accomplie uniquement par devoir. Ainsi donc, l’exigence absolue de la moralité n’admet aucune récompense. Kant ne postule qu’une espérance : que l’âme transcende le temps et atteigne ainsi une sorte d’immortalité ; que quelque part devoir et inclination coïncident en une béatitude. Et il nous est permis d’espérer que Dieu existe.
C’est une philosophie qui nous laisse, dans notre condition humaine, en pleine nostalgie. Elle ne nous arrache pas à notre condition puisque nous ne rencontrons l’inconditionnel que sous forme de devoir. Celui-ci qui, à première vue apparait comme une contrainte abstraite, finit par être pour nous, si nous réfléchissons comme des êtres humains en quête de repaire moral, un moyen de briser les chaines de la causalité naturelle pour agir par autonomie, de telle sorte que devoir et liberté se rencontrent pour que la morale soit possible, le droit aussi.
A notre avis, la morale kantienne du devoir peut aider l’homme en général, et le congolais en particulier, à se développer grâce à cette volonté d’accomplir le devoir pour le simple devoir sans intérêt. Si tout congolais accomplit très bien son devoir dans son service sans sentiment de contrainte, mais en considérant son devoir comme condition de sa liberté, nous ne savons quoi d’autre proposer pour le redressement de ce pays détruit par la dépravation des mœurs. Certaine guerres civiles de la République démocratique du Congo, notre pays, ont été dues à la différence des morales particulières culturelles, acceptées seulement dans un coin du pays et pas dans un autre. La morale a priori ou transcendantale, de l’universel est capable de résoudre ces genres des problèmes ou conflits. Il suffira d’agir comme si la maxime de notre action devrait être érigée en même temps en maxime de l’action universelle ; traiter l’autre comme une fin en soi et non simplement comme un moyen. Voilà qui fonde non seulement la morale universelle, mais aussi les droits humains.
1. Kant, E., Critique de la raison pure, Félix Alcan, Paris, 1927.
2. Idem, Critique du jugement, Vrin, Paris, 1951.
3. Idem, E., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976.
4. Idem, Théorie et pratique, Vrin, Paris, 1984.
5. Idem, Critique de la raison pratique, trad. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éd. Gallimard, Paris, 1985.
6. Idem, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Vrin, Paris, 1986.
7. Idem, Fondement de la métaphysique des mœurs, Vrin, Paris, 1987.
8. Idem, Critique de la raison pratique, P.U.F, Paris, 1989.
9. Idem, Doctrine du droit, Vrin, Paris, 1993.
10. Idem, Qu’est-ce que les Lumières, Hatier, paris, 1999.
11. Idem, Vers la paix perpétuelle, Vrin, Paris, 2007.
1. Boutroux, E., La philosophie de Kant, Vrin, Paris, 1926.
2. Caron, M., La lecture heidegerienne de Kant, dans Heidegger – Pensée de l’être et origine de la subjectivité, Le Cerf, Paris, 2005.
3. Castillo, M., Kant, l’invention critique, J. Vrin, Paris, 1997.
4. Cohen, H., Commentaire de la « Critique de la raison pure » de Kant, trad. Fr. E. Dufour, Le Cerf, Paris, 2000.
5. Cohen, H., La Théorie kantienne de l’expérience, trad. fr. E. Dufour et J. Servois, Le 6. Cerf, Paris, 2001. Weil, E., Problèmes kantiens, J. Vrin, Paris, 1990.
7. Combès, J., L’idée critique chez Kant, P.U.F., Paris, 1971.
8. Delbos, V., La philosophie pratique de Kant, P.U.F., Félix Alcan, Paris, 1926.
9. Deleuze, G., La philosophie critique de Kant, P.U.F., Paris, 1997.
10. Derrida, J., Du droit à la philosophie, Galilée, Paris, 1990.
11. FERRARIS, M., Good bye, Kant ! Ce qu’il reste aujourd’hui de La critique de la raison pure, Traduit de l’italien par J. P. Cometti, éd. L’Eclat, Paris, 2009.
12. Grondin, A., Kant et le problème de la philosophie: l’a priori, J. Vrin, Paris, 1989.
13. Heidegger, M., Kant et le problème de la métaphysique, Gallimard, Paris, 1953.
14. Philonenko, A., L’œuvre de Kant, Tome 1, La philosophie pré-critique et la critique de la raison pure, J. Vrin, Paris, 1969 et 1993.
15. Philonenko, A., L’œuvre de Kant, tome 2, Morale et politique, J. Vrin, Paris, 1972; et 1993.
16. Puech, M., Kant et la causalité, J. Vrin, Paris, 1990.
17. Renaut, A., Kant aujourd’hui, Aubier, Paris, 1997.
1. Cuvillier, A., Textes choisis des auteurs philosophiques, tome II, 16ième éd. Armand Colin, Paris, 1955.
2. Delruelle, E., Métamorphose du Sujet. Ethique philosophique de Socrate à Foucault, éd. Boeck, Bruxelles, 2003.
3. Espagnat, D’, B., Traité de physique et de philosophie, fayard, Paris, 2002.
4. Hersch, J., L’étonnement philosophique, une histoire de la philosophie, Gallimard, Paris, 1993.
5. Hottois, G., De la renaissance à la postmodernité, une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, éd. De Boeck, Bruxelles, 2002.
6. Hume, D., Traité de la nature humaine, GF Flammarion, Paris, 1995.
7. Kruger, G., Critique et morale chez Kant, traduction de Regnier, éd. Beauchesne et ses Fils, Paris, 1961.
8. Pléiade, La, Œuvres philosophiques, Gallimard, vol. III, Paris, 1986
9. Rafin, F. ; Morfaux, L-M., L’homme et le monde, Armand Colin, Paris, 1977.12. 10. Idem, La pratique et le Fins, Armand Colin, Paris, 1977.
11. Raulet, G., Aufklärung, Les Lumières allemandes, Flammarion, Paris, 1995.
12. Schopenhauer, A., Le fondement de la morale, trad. A. Burdeau, Le livre de poche, 1991.
1. Blain, J., (Février 2004) « Reconnaître dans tous les sens ». In Revue Lire. (Internet) (membres.multimania.fr/chapchap/…/bibliographie.html.)
2. Rand, A., « La philosophie, qui en a besoin ? » (Internet)
3. Durkheim, E., « Détermination du fait moral », dans le bulletin de la Société française de philosophie, msroand Colin, séance du 11 fév. 1906, pp. 122-123, reproduit dans Sociologie et philosophie, P.U.F. (1924)
Discours donné à la classe diplômée de l’Académie Militaire des États-Unis à West Point New York — 6 mars 1974,
EPIGRAPHES………………………………………………………………………..I
DEDICACE………………………………………………………………..….……..II
AVANT-PROPOS………………………………………..…………………..……..III
1. Choix, objet et intérêt du sujet. 1
5. Division et objectifs du travail.. 6
CHAPITRE I. LE QUESTIONNEMENT KANTIEN. 8
1.2. L’influence de David HUME. 13
1.5. Que m’est-il permis d’espérer ?. 21
1.6. Comment la mathématique pure est-elle possible ?. 22
1.7. Comment la science pure de la nature est-elle possible ?. 23
1.8. Comment la métaphysique en général est-elle possible ?. 25
1.9. Comment la métaphysique est-elle possible comme science ?. 26
CHAPITRE II. DE LA PENSEE TRANSCENDANTALE CHEZ KANT. 28
2.2.L’inconditionné dans l’an alytique transcendantale.. 31
2.3. L’inconditionné dans la dialectique.. 32
2.3.1. De l’idée en général 33
2.3.2. Des idées transcendantales. 34
2.3.2. L’inconditionné et l’absolu. 35
2.3.3. L’inconditionné et le cogito. 36
2.6. L’aperception transcendantale.. 37
2.8. De la différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique 44
2.9. De la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques 46
2.10. De la logique transcendantale.. 48
2.11. De l’usage logique de l’entendement en général.. 49
2.13. Du jugement transcendantal en général.. 52
2.14. Le schématisme de tous les concepts purs de l’entendement. 53
2.15. Les Principes synthétiques de l’entendement pur.. 55
2.17. L’apparence transcendantale.. 60
2.18. De l’usage logique de la raison.. 63
2.19. De l’usage pur de la raison.. 64
2.20. Des Paralogismes de la raison pure.. 66
2.21. Antinomie de la raison pure.. 67
2.22. Idéal transcendantal de la raison pure.. 71
2.23. Des problèmes transcendantaux de la raison pure. 74
2.24. Des preuves de la raison spéculative en faveur de l’existence d’un être suprême.. 76
2.25. De la méthodologie transcendantale.. 80
CHAPITRE III. KANT ET LA METAPHYSIQUE. 85
3.1. L’idéalisme transcendantal.. 85
3.2. Les phénomènes et les noumènes. 87
3.3. Kant face à la métaphysique. 90
3.4. La métaphysique dogmatique.. 91
3.5. La réhabilitation de la métaphysique.. 91
CHAPITRE IV. EMMANUEL KANT AUJOURD’HUI. 96
4.1. De la raison théorique cognitive à la raison pratique.. 97
4.2.1. La bonne volonté et l’agir moral. 98
4.2.2. Loi morale et loi causale. 99
4.2.3. Impératifs catégorique et hypothétique. 99
4.4. Du bien suprême au bien total ou souverain.. 105
4.5. De la moralité à la légalité.. 107
4.6. Apports et critique.. 111
4.6.1. Apports. 111
4.6.2. Critique. 121
IV. Articles. 135
[1] Hottois, G., De la renaissance à la postmodernité, une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, éd. De Boeck, Bruxelles, 2002, pp. 133-155.
Deux grandes parties de la philosophie transcendantale ou critique :
- La théorie transcendantale des éléments : s’intéresse aux deux souches de la connaissance humaine dont la sensibilité et l’entendement concourant tous deux à la formation de la connaissance. Cette partie se subdivise elle-même en une esthétique et une logique.
- La théorie transcendantale de la méthode : la détermination des conditions formelles d’un système complet de la raison pure, dont la théorie transcendantale des éléments a fourni les parties permettant et déterminant le système. Quatre parties la constituent : une discipline, un canon, une architectonique et une histoire.
[2] Kant, E., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.602.
[3] Ibidem, p.81.
[4] Ibidem, p.181.
[5] Kant, E., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.72.
La raison est la notion centrale du siècle des Lumières. Définie comme la faculté de saisir de façon méthodique des rapports logiques entre les notions et les faits, en établissant preuves et démonstrations, elle se spécialise au XVIIIe siècle pour désigner l’ensemble des acquis de la philosophie des Lumières contre le fanatisme et la superstition. La raison devient souveraine : les philosophes placent leur confiance en elle, et l’appliquent à de nombreux domaines qui lui étaient étrangers jusque là, comme la politique, l’économie, la société ou même la religion, champ traditionnel de la foi. C’est donc d’abord sa définition qu’il faut envisager, telle qu’elle apparait dans l’encyclopédie sous la plume de Diderot. Elle est même considérée par les Lumières comme le véritable moteur du progrès : l’histoire de la raison, dans l’esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain de Condorcet, se confond avec celle de l’humanité. C’est bien dans cette optique se situe le projet de l’encyclopédie : véritable mise en pratique de la raison, il avait aussi et surtout pour but d’améliorer le sort de l’homme. Kant appelle usage privé de la raison l’usage qu’un homme fait de sa raison dans sa fonction d’officier ou de fonctionnaire des finances, ou même de prêtre d’une Eglise. L’officier n’est pas un animal ou une machine, et c’est bien en faisant usage de sa raison qu’il exécute l’ordre qu’on lui donne. Il lui faut sa raison pour remplir sa fonction. Et plus il est capable d’user de sa raison, plus il est intelligent et compétent, mieux il remplit cette fonction. Ainsi un particulier remplit une fonction publique en faisant usage de sa propre raison, et c’est cela que Kant appelle usage privé de la raison, privé désignant ici l’usage qu’un homme fait lui-même de sa raison à un poste donné. Au contraire, tout citoyen peut, en tant qu’homme, mettre en cause la stratégie du général, y compris notre officier, cela non plus en tant qu’officier remplissant sa fonction, mais en tant qu’être raisonnable, c’est-à-dire en tant qu’il est par nature capable de juger et de savoir. Il ne le fera donc pas quand le général lui donne un ordre mais dans un article de journal. Tout homme entant qu’homme peut demander une redéfinition des taches ou des fonctions qui sont confiées à lui-même ou à d’autres, mais il ne saurait faire la critique du fonctionnement de telle institution ou de telle entreprise entant qu’il remplit une fonction ou une tache, en tant qu’exécutant. S’il s’agit de l’organisation de l’Etat, le citoyen peut exprimer publiquement dans journal ou une revue l’idée qu’il se fait de ce qui améliorerait cette organisation. (Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières, Hatier, paris, 1999).
[6] Kant, E., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.82.
[7] Ibidem, pp.112-113.
[8] Kant, E., Qu’est-ce que les Lumières ?, éd. Hatier, Paris, 1999 ?, p.48.
[9] Idem, Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.9
[10] Ibidem, p.81.
[11] Ibidem, p.215.
[12] Ibidem, p.135.
[13] Ibidem, pp.73-76.
[14] Hume, D., Traité de la nature humaine, Flammarion, 1995, 3 tomes, in Delrvelle, E., Métamorphose du Sujet. Ethique philosophique de Socrate à Foucault, éd. Boeck, Bruxelles, 2003, p.210.
Le maître-ouvrage du philosophe écossais D. Hume (1711-1776) est le Traité de la nature humaine, paru en 1738 (et écrit alors qu’il n’avait que 23 ans !) (Trad. Ph. Baranger et Ph. Saltel, GF-Flammarion, 1995, 3 tomes). Le but de Hume est, comme le sous-titre l’indique, d’ « introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux », c’est-à-dire d’appliquer à la philosophie les principes méthodologiques de Newton : ne présupposer aucun principe a priori d’explication des choses, mais au contraire partir de l’observation de la nature dans sa diversité et en inférer progressivement des principes. On reconnaitre ici le mode de pensée empiriste, qui fonde toute la connaissance sur l’expérience. Le sujet se définit selon Hume par ses perceptions, qui peuvent être de deux ordres : 1) les impressions, qui se forme en nous quand nous entendons, voyons, touchons, aimons, haïssons, etc. ; 2) les idées, d’finies comme « des images estompées » de nos sensations – souvenirs, pensées, rêves, raisonnements. Cela signifie que la connaissance n’est pas, à proprement parler, que le produit de l’imagination. Si nous disons par exemple que le soleil se lèvera demain, j’exprime quelque chose qui n’est donnée dans l’expérience, mais j’imagine : j’infère, je crois, etc. Hume nous invite donc à toujours soumettre notre raison au verdict de l’expérience et à nous méfier de toute position soustraite au flux perceptif. En conséquence, la raison n’a rien d’une faculté supérieure aux perceptions, capable de s’imposer à celles-ci. Elle ne fait qu’établir des relations entre des idées ou des objets, nous informant uniquement sur ce qui est. Cela implique que, sur les questions morales ou politiques, la raison est totalement incapable de déterminer la moindre de nos actions. Un abime sépare la raison, qui introduit la connaissance du vrai et du faux, et le gout, qui donne le sentiment du bon et du mauvais. En découle ce qu’on appelle « la loi de Hume » : il est impossible de dériver une proposition prescriptive (ceci doit être) d’une proposition descriptive (ceci est). La plus grande faute intellectuelle aux yeux de Hume est de confondre jugements de réalité et jugements de valeur (comme c’est le cas, exemplairement, dans la pensée grecque qui assimile purement et simplement, l’Etre idéal et le modèle idéal). Car si la raison est maitresse de la connaissance, dans le domaine de l’agir, c’est la passion qui est toute puissante : « la raison est et ne peut qu’être l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre remplir un autre office que celui de les servir et de leur obéir » (t.2, p. 269).
[15] Kant, E., Critique de la raison pratique, P.U.F, Paris, 1989, pp.53-54.
[16] Idem, Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, P.574.
[17] Ibidem, pp. 576-578.
[18] Ibidem, p.414.
[19] Ibidem, pp.109-110.
[20] Kant, E., Fondement de la métaphysique des mœurs, Vrin, Paris, 1987, pp.94-95.
[21] Ibidem, p.105.
[22] Ibidem, p.116.
[23] Kant, E., Critique de la raison pratique, P.U.F., Paris, 1943, pp.119-120.
[24] Ibidem, p.142.
[25] Idem, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Vrin, Paris, 1986,
p. 44.
[26] Ibidem, p.46.
[27] Ibidem, p.62.
[28] Ibidem, pp.64-65.
[29] Ibidem, p.89.
[30] Ibidem, p.90.
[31] Ibidem, p.101.
[32] Ibidem, p.103.
[33] Ibidem, pp.147-148.
[34] Dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, Kant déclare : « La nature a voulu que l’homme tire entièrement de lui-même tout ce qui dépasse l’agencement mécanique de son existence animale et qu’il ne participe à aucun autre bonheur ou à aucune autre perfection que ceux qu’il s’est créés lui-même, libre de l’instinct, par sa propre raison.
La nature, en effet, ne fait rien en vain et n’est pas prodigue dans l’usage des moyens qui lui permettent de parvenir à ses fins. Donner à l’homme la raison et la liberté du vouloir qui se fonde sur cette raison, c’est déjà une indication claire de son dessein en ce qui concerne la dotation de l’homme. L’homme ne doit donc pas être dirigé par l’instinct ; ce n’est pas une connaissance innée qui doit assurer son instruction, il doit bien plutôt tirer tout de lui-même. La découverte d’aliments, l’invention des moyens de se couvrir et de pourvoir à sa sécurité et à sa défense (pour cela la nature ne lui a donné ni les cornes du taureau, ni les griffes du lion, ni les crocs du chien, mais seulement les mains), tous les divertissements qui peuvent rendre la vie agréable, même son intelligence et sa prudence et aussi bien la bonté de son vouloir, doivent être entièrement son œuvre. La nature semble même avoir trouvé du plaisir à être la plus économe possible, elle a mesuré la dotation animale des hommes si court et si juste pour les besoins si grands d’une existence commençante, que c’est comme si elle voulait que l’homme dût parvenir par son travail à s’élever de la plus grande rudesse d’autrefois à la plus grande habileté, à la perfection intérieure de son mode de penser et par là (autant qu’il est possible sur terre) au bonheur, et qu’il dût ainsi en avoir tout seul le mérite et n’en être redevable qu’à lui-même ; c’est aussi comme si elle tenait plus à ce qu’il parvînt à l’estime raisonnable de soi qu’au bien-être. Car dans le cours des affaires humaines, il y a une foule de peines qui attendent l’homme. Or il semble que la nature ne s’est pas du tout préoccupée de son bien être mais a tenu à ce qu’il travaille assez à se former pour se rendre digne, par sa conduite, de la vie et du bien-être. L’homme ne peut devenir homme que par l’éducation. Il n’est que ce que l’éducation fait de lui. Il faut bien remarquer que l’homme n’est éduqué que par des hommes et par des hommes qui ont également été éduqués. C’est pourquoi le manque de discipline et d’instruction (que l’on remarque) chez quelques hommes fait de ceux-ci de mauvais éducateurs pour les élèves. Si seulement un être d’une nature supérieure se chargeait de notre éducation, on verrait alors ce que l’on peut faire de l’homme.
Mais comme l’éducation d’une part ne fait qu’apprendre certaines choses aux hommes et d’autre part ne fait que développer en eux certaines qualités, il est impossible de savoir jusqu’où vont les dispositions naturelles de l’homme. Si du moins avec l’appui des grands de ce monde et réunissant les forces de beaucoup d’hommes on faisait une expérience, cela nous donnerait déjà beaucoup de lumières pour savoir jusqu’où il est possible que l’homme s’avance? » (KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, in : philia.online.fr/txt/kant_027.php et www.cyberprofs.com/…/20031102213410-L-homme-ne-peut-devenir-homme-que-par-l-education-Kant.html) (internet)
[35] Dans la Critique de la raison pratique, P.U.F., Paris, 1943 ; Kant affirme ce qui suit : « Comme, de toutes les idées de la raison pure spéculative, le concept de la liberté est proprement le seul qui donne à la connaissance, même si ce n’est qu’à la connaissance pratique, une si grande extension dans le champ du suprasensible, je me demande d’où vient qu’il possède exclusivement une si grande fécondité, tandis que les autres désignent sans doute une place vide pour des êtres d’entendement purement possibles, mais n’en peuvent déterminer le concept par rien. Je vois aussitôt que, comme je ne puis rien penser sans catégorie, il faut que je cherche d’abord, même pour l’idée rationnelle de la liberté, dont je m’occupe, une catégorie, laquelle est ici la catégorie de la causalité et que, bien qu’on ne puisse soumettre aucune intuition correspondante au concept rationnel de la liberté, en tant qu’il est un concept transcendant, il faut pourtant qu’au concept (de la causalité), que nous donne l’entendement, et pour la synthèse duquel le premier exige l’inconditionné, soit donnée une intuition sensible, qui en assure d’abord la réalité objective. Or, toutes les catégories se partagent en deux classes : les catégories mathématiques, lesquelles se rapportent uniquement à l’unité de la synthèse dans la représentation des objets, et les catégories dynamiques, lesquelles se rapportent à l’unité de la synthèse dans la représentation de l’existence des objets. Les premières (celles de la quantité et de la qualité) contiennent Toujours une synthèse de l’homogène, où l’on ne peut nullement Trouver l’inconditionné pour ce qui est donné dans l’intuition sensible comme conditionné dans le temps et l’espace, puisqu’il faudrait que cet inconditionné à son tour appartînt au temps et à l’espace, de sorte qu’il serait toujours à nouveau conditionné ; et c’est pourquoi aussi, dans la dialectique de la raison pure théorique, les deux moyens opposés de trouver pour elles l’inconditionné et la totalité des conditions étaient également faux. Les catégories de la seconde classe (celles de la causalité et de la nécessité d’une chose) n’exigeaient aucunement cette homogénéité (du conditionné et de la condition dans la synthèse) car il ne s’agissait pas ici de représenter l’intuition se formant par une composition en elle du divers, mais uniquement la façon dont l’existence de l’objet conditionné qui lui correspond s’ajoute à l’existence de la condition (dans l’entendement, comme liée avec elle) ; et alors il était permis de placer dans le monde intelligible l’inconditionné, quoique d’ailleurs de façon indéterminée, pour ce qui est partout conditionné dans le monde sensible (relativement à la causalité aussi bien qu’à l’existence contingente des choses mêmes) et de rendre la synthèse transcendante. C’est pourquoi aussi, dans la dialectique de la raison pure spéculative, il s’est trouvé que les deux manières, opposées en apparence, de trouver l’inconditionné pour le conditionné n’étaient pas en réalité contradictoires ; que, par exemple dans la synthèse de la causalité, il n’y a pas contradiction à penser, pour le conditionné dans la série des causes et des effets du monde sensible, la causalité qui n’est plus conditionné de façon sensible, et que la même action, qui, en tant qu’elle appartient au monde sensible, est toujours conditionnée de façon sensible, c’est-à-dire, mécaniquement nécessaire, peut en même temps toutefois, comme relevant de la causalité de l’être agissant en tant qu’il appartient au monde intelligible, avoir pour fondement une causalité inconditionnée sensiblement, et, par conséquent, être pensée comme libre./ Dès lors, il ne s’agissait plus que de convertir cette possibilité en réalité, c’est-à-dire, de prouver dans un cas réel, en quelque sorte par un fait, que certaines actions supposent une telle causalité (la causalité intellectuelle, inconditionnée de façon sensible), qu’elles soient réelles ou même seulement commandées, c’est-à-dire, objectivement nécessaires au point de vue pratique. »
[36] Boutroux, E., La philosophie de Kant, Vrin, Paris, 1926, pp.48-49.
[37] Ibidem, p.52.
[38] Kant, A., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.130.
[39] Cfr. Ibidem, p. 130.
[40] Ibidem, p.308.
[41]Kant, E., Critique de la raison pure, Félix Alcan, Paris, 1927, pp.300-301.
[42] Ibidem, p.308.
[43] Ibidem, p.309.
[44]Ibidem, p.311
[45] Ibidem, p.318
[46] Ibidem, p.322.
[47] Ibidem, p. 382.
[48] Combès, J., L’idée critique chez Kant, P.U.F., Paris, 1971, p.62.
[49] Kant, A., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.75.
[50] Ibidem, pp.154-155.
[51]Kant, E., Critique de la raison pratique, P.U.F., Paris, 1943, p. X.
[52] Kant, A., Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, pp.43-44.
[53] Ibidem, p.602.
[54] Ibidem, p.58.
[55] Ibidem, p.63.
[56] Ibidem, pp.66-69.
[57] Ibidem, p.110.
[58] Ibidem, pp110-111.
[59] Ibidem, p.113.
[60] Ibidem, pp.129-130.
[61] Ibidem, p.130.
[62] Ibidem, p. 183.
[63] Ibidem, p.188.
[64] Ibidem, pp. 191-192.
[65] Ibidem, p.206.
[66] Ibidem, p.209.
[67] Ibidem, p.215.
[68] Ibidem, p.251.
[69] Ibidem, p.238.
[70] Ibidem, p.240.
[71] Ibidem, p.240.
[72] Ibidem, p. 240.
[73] Ibidem, p.23.
[74] Ibidem, p.305.
[75] Ibidem, p.307.
[76] Ibidem, P.309
[77] Ibidem, p.310-311.
[78] Ibidem, p.336.
[79] Ibidem, pp. 369-370.
[80] Ibidem, p.373.
[81] Ibidem, p.379.
[82] Ibidem, p.386.
[83] Ibidem, p.391.
[84] Ibidem, p.461.
[85] Ibidem, p.462.
[86] Ibidem, p.464.
[87] Ibidem, pp. 464-465.
[88] Ibidem, p.467.
[89] Ibidem, p.406.
[90] Ibidem, p.408.
[91] Ibidem, p.474.
[92] Ibidem, pp. 477-481.
[93] Ibidem, p.482.
[94] Ibidem, p.484.
[95] Ibidem, pp. 493-495.
[96] Ibidem, p.541.
[97] Ibidem, p.546.
[98] Ibidem, pp. 546-547.
[99] Ibidem, p.598.
[100] Ibidem, p.621.
[101] Ibidem, p.635.
[102] Kant, E., Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Vrin, Paris, 1930, p.36.
[103] Idem, Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.414.
[104] Ibidem, p.275.
[105] Ibidem, p.276.
[106] Ibidem, p.277.
[107] Kant affirme lui-même que le véritable problème de la raison pure se ramène finalement ou est renfermé dans cette question : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ?
Parlant de la métaphysique, Kant pense que si cette dernière est restée dans un état précaire d’incertitude et de contradiction, la cause est imputable à ceci uniquement que cette question, peut-être même la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques, ne s’est pas présentée plus tôt aux Esprits. Aussi déclare-t-il dans la Critique de la raison pure, GF Flammarion, Paris, 1976, pp.69-70, que « de la solution de ce problème ou de la claire démonstration de l’impossibilité de le résoudre, malgré notre désir d’une explication, dépend le salut ou la ruine de la métaphysique. David Hume est de tous les philosophes celui qui s’est le plus approché de ce problème, mais il est loin encore de l’avoir déterminé avec précision et conçu dans sa généralité. S’arrêtant uniquement à la proposition synthétique de la liaison de l’effet avec sa cause (principium causalitatis), il crut pouvoir conclure que ce principe est tout à fait impossible a priori. Il résulte de son raisonnement que tout ce qu’on nomme métaphysique n’est qu’une illusion consistant à attribuer à une soi-disant connaissance rationnelle, ce qui, en réalité est emprunté seulement à l’expérience et tire de l’habitude l’apparence de la nécessité. Il n’aurait jamais avancé une telle assertion, qui détruit toute philosophie pure, s’il avait eu devant les yeux notre problème dans toute sa généralité ; car il aurait vu alors que, d’après son raisonnement, il ne pourrait y avoir non plus de mathématiques pures, puisque celles-ci contiennent des propositions synthétique a priori, et son bon sens aurait reculé devant cette affirmation. »
[108] Kant, E., Critique de la raison pure, P.U.F., Paris, 1943, p.132.
[109] Ibidem, p.135.
[110] Ibidem, p.142.
[111] Ibidem, pp. 67-69.
[112] Kant, A., Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Vrin, Paris, 1986, p.149.
[113] Kant, E., Critique de la raison pure, in Hottois, G., De la renaissance à la poste modernité, une histoire de la philosophie moderne et contemporaine, éd. De Boeck université, Bruxelles, 2002, p.145.
[114] La loi morale est un fait de la raison pure a priori, qui s’impose à l’homme catégoriquement. C’est un devoir qui peut s’exprimer selon la formule : »Agissez de telle sorte que la maxime de votre action pourrait servir de maxime à une action générale ». (Kant, E., Critique de la raison pratique, P.U.F., Paris, 1943, pp.119-120.)
[115] Kant, E., Fondement de la métaphysique des mœurs, Vrin, Paris, 1987, pp.94-95.
[116] Ibidem, p. 105.
[117] Kant, E., Critique de la raison pratique, trad. Luc FERRY et Heinz WISMANN, éd. Gallimard, Paris, 1985, p.20.
[118] L’idée de liberté est au sommet du système kantien : par elle apparait l’unité de deux Critiques, comme le remarque Ferdinand Alquié dans l’introduction qu’il fait à la Critique de la raison pratique, P.U.F., Paris, 1989, p.XIX.
[119] Idem, «La Métaphysique des mœurs, I, Doctrine du Droit», In: Œuvres philosophiques, Gallimard, Paris, 1986, vol. III (La Pléiade), p.458.
[120] Chez Kant, la liberté se comprend comme « indépendance à l’égard des lois du monde physique, dépendance à l’égard de la loi morale. » Aussi l’idée de liberté et celle de la loi morale sont-elles corrélatives (la loi, dit Kant, est la ratio cognoscendi de la liberté, la liberté est la ratio essendi de la loi). La liberté ne saurait être connue elle-même : nous n’en avons pas d’intuition, nous ne pouvons nous en former un concept. Si nous faisons appel à l’intuition, nous découvrirons en nous une volonté soumise à des désirs sensibles, car notre volonté n’est pas volonté pure, elle ne saurait se déterminer par la seule représentation de la loi : aussi la loi prend-elle chez nous la forme d’un impératif, et le rapport de notre volonté à la loi apparait comme un rapport de dépendance. De même, la liberté ne peut être par nous comprise : là où cesse la détermination par les causes naturelles, cesse aussi toute explication. (Kant, E., Critique de la raison pratique, P.U.F, Paris, 1989, Introduction par Ferdinand Alquié, p. XVII.)
[121] En effet, voici ce que Kant déclare dans la Critique de la raison pratique (P.U.F., 1989) à la page 122 : « Mais l’analytique a montré ce qui en fait, est un problème difficile à résoudre : c’est que le bonheur et la moralité sont deux éléments du Souverain Bien, tout à fait distincts spécifiquement et que, par conséquent, leur union ne peut pas être connue analytiquement (comme si celui qui cherche son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant ainsi par la simple solution de ses concepts, ou comme si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto par la conscience d’une telle conduite), mais qu’elle est une synthèse des concepts. Et puisque cette liaison est reconnue comme nécessaire a priori et par conséquent pratiquement, par suite comme ne dérivant pas de l’expérience et que la possibilité du souverain bien ne repose pas ainsi sur des principes empiriques, la déduction de ce concept doit être transcendantale. Il est a priori (moralement) nécessaire de produire le souverain bien par la liberté de la volonté ; la condition de la possibilité du souverain bien doit donc reposer exclusivement sur des principes a priori de connaissance. »
[122] La morale de Kant s’appuie sur la liberté et la volonté. L’homme est un être libre mais sa liberté est sans frein. L’égoïsme fait de l’homme un être insociable alors que la Société est nécessaire à la coexistence entre les hommes. C’est pourquoi l’homme doit se soumettre volontairement à la moralité, l’impératif catégorique, et à la légalité, l’impératif hypothétique.
[123] Schopenhauer, A., Le fondement de la morale, trad. A. Burdeau, Le livre de poche, 1991, p.47. In Delrvelle, E., Métamorphose du sujet. Ethique philosophique de Socrate à Foucault ; éd. Boeck, Bruxelles, 2003, p.222.
[124] Kant, E., Doctrine du droit, Vrin, Paris, 1993, p.93.
[125] Ibidem, p.103.
[126] Ibidem, p.103.
[127] Kant, E., Théorie et pratique, Vrin, Paris, 1984, p.38.
[128] Idem, Doctrine du droit, Vrin, Paris, 1993, pp. 202-204.
[129] Kant, E., Pour la paix perpétuelle (1795) in : Cuvillier, A., Textes choisis des auteurs philosophiques, tome II, 16ième éd. Armand Colin, Paris, 1955, p.257.
Les mots écrits en latin signifient : « La fureur impie frémit de rage à l’intérieur (du temple de Janus fermé par la paix).
[130] Sainte Bible, Mathieu 7, 12.
[131] Renaut, A., Kant aujourd’hui, Aubier, Paris, 1997; reéd. Champs-Flammarion, 1999.
[132] Kant, E., Doctrine du droit, Vrin, Paris, 1993, pp.107-108.
[133] Cette utopie sur les effets bénéfiques de l’amélioration des relations entre les nations, en raison du commerce, est démenti par l’histoire de deux derniers siècles. Le stade actuel du processus d’internationalisation de l’économie, a bien démontré comment certains effets pervers de ce que l’on appelle la mondialisation, font ignorer les droits fondamentaux de l’être humain. À l’opposé de ce que soutenaient les idéologues du libéralisme classique, l’internationalisation de l’économie a fait en effet croître la corruption politique, le trafic des organes entre pays riches et pauvres, l’exploitation du travail de l’enfant, l’esclavage blanc, le crime organisé, etc. Les résultats des nouveaux types de relations économiques et sociales font apparaître un tableau de distorsions et d’atteintes à la dignité de l’être humain qui ne pourra être renversé que par un droit global, cosmopolite et qui affirme et garantisse les valeurs constitutives des dignités humaines ( Delmas-Marty, 1997).
[134] comme étant le transfert réciproque de l’usage des organes sexuels. (Doctrine du droit Vrin, Paris, 1993) Selon Kant, les droits naturels de l’individu relèvent de l’impératif catégorique. A savoir :
- le droit de propriété, qui résulterait d’un acte unilatéral originel : l’occupation ;
- le droit personnel, qui découle du contrat, qui est la rencontre « idéale » de plusieurs volontés et qui donc est l’œuvre libre des individus ;
- le droit familial, qui permet la maîtrise du mari sur la femme, du père sur les enfants, du maître sur les domestiques ; – le contrat de mariage étant analysé par Kant. Si les individus sont soumis à l’impératif hypothétique du droit positif le politique reste, lui, soumis à l’impératif catégorique de la morale. Le fondement de tout ordre politique légitime ne peut être que le respect des droits inaliénables de l’homme que sont ses droits naturels. L’Etat de droit, par le gouvernement républicain, connaissant la séparation des pouvoirs et le système représentatif, doit conduire les hommes vers la moralité universelle, la constitution d’une république universelle, un Etat mondial, une Société des Nations.
[135] D’Espagnat, B., Traité de physique et de philosophie, fayard, Paris, 2002.
[136] Selon Michel BITBOL Depuis quelques années, un important courant philosophique a vu le jour en faveur de la réhabilitation de l’épistémologie transcendantale proposée par Kant, et de son application à la physique contemporaine. Parmi les meilleurs penseurs mondiaux sur ce sujet, Brigitte Falkenburg tient une place exceptionnelle parce qu’elle possède à la fois une connaissance de première main en physique des particules élémentaires (dont elle a été spécialiste durant près de dix ans) et une authentique expertise de philosophe et d’historienne de la philosophie. Cette double maîtrise s’est manifestée par deux ouvrages importants : Teilschenmetaphysik (1998), qui analyse les procédures de constitution d’objectivité en physique de haute été réfutée par l’avènement de la mécanique quantique, en raison de sa mise en question de l’applicabilité universelle des catégories de substance et de causalité. Un examen un peu poussé montre cependant que cette double critique de l’épistémologie transcendantale n’atteint que son présupposé le plus discutable : celui selon lequel les formes a priori de la sensibilité et de la pensée valent pour tout temps et tout être rationnel. Sa procédure de remontée d’un contenu de connaissance à ses conditions de possibilité garde en revanche toute sa fécondité et son pouvoir explicatif, pourvu qu’elle soit à chaque fois adaptée à la structure des nouvelles avancées épistémiques. Les discussions du colloque porteront sur le détail de ces adaptations face aux théories quantiques, en s’appuyant l’étude historique approfondie des pistes ménagées par Kant lui-même lors de sa confrontation avec la physique et la cosmologie de son temps.
[138] FERRARIS, M., op.cit. p. 33.
[139] Raulet, G., Aufklärung, Les Lumières allemandes, Flammarion, Paris, 1995, pp. 32-41.
[140] Ibidem, pp. 110-111.
[141] Rousset, B., Présentation à la Critique de la raison pure, in Critique de la raison pure, Flammarion, Paris, 1976, p.20.
[142] Rand, A., La philosophie, qui en a besoin ?, (discours donné à la classe diplômée de l’Académie militaire des Etats-Unis à West Point, New-York, 6 mars 1974).
[143] Blain, J., (Février 2004) Reconnaître dans tous les sens. In Revue Lire. (membres.multimania.fr/chapchap/…/bibliographie.html.)
[144] Durkheim, E., Détermination du fait moral, dans le bulletin de la Société française de philosophie, msroand Colin, séance du 11 fév. 1906, pp. 122-123, reproduit dans Sociologie et philosophie, P.U.F. (1924), pp. 63-65 de l’éd. De 1951. In Cuvillier, A., Textes choisis des auteurs philosophiques, tome II, 16ième éd. Armand Colin, Paris, 1955, pp. 153-154.
[145] Kant, E., Fondement de la métaphysique des mœurs, Vrin, Paris, 1987, pp. 94-95.
Publié dans Non classé | Pas de Commentaire »
Posté par hubertamani le 1 avril 2011
Publié dans Non classé | Pas de Commentaire »
Posté par hubertamani le 1 avril 2011
Amour quand tu nous tiens .. – Chima (02:14:36, 03/03/2011) Il était en 4éme année et moi en 1ére année..C’était en bizutage qu’on se croisa et grace à son ex qu’on fit connaissance. Pour moi ,il ‘étais l’amour d’une fille que je vennais de connaitre et pour lui j’étais une nouvelle à l’école..Je n’ai jamais pensé qu’un jour il sera…
Les jours passèrent et se ressemblaient énormément à l’ecole!..les gens étaient si différents et les mentalités trop limitées la-bas.Mais lui, il était complétement discerné et je me contentais de le remarquer de loin..juste le remarquer! ..Et dés que son ex commencait à parler de lui je lui prétait toute mon attention..
A chaque matin on se disait « bonjour »,alors qu’on s’est jamais tenu mm pas une conversation de 5 min..mais le bonjour était indispensable !
Donc, je vennais le matin je lui disais « bonjour »..on ne s’adresse pas la parole toute la journée ..à midi son ex parle de lui je l’écoute ..je le remarque ..je le remarque ..il s’incrusetait dans mon quotidien sans que je me rende compte !
Et Un jour .. j’avais pas cours , j’étais sortie au jardin de l’école et à ma grande surprise il étais dans le jardin aussi !..Il était 09h du mat , et on s’était pas encore dit Bonjour ..donc je pris l’initiative et je lui salua..il y’avait ses amis avec lui , il me demanda s’il pouvait me tenir compagnie ..j’acceptai !..On a pris un banc au fond du jardin et on s’est délivré à nos vérités ..Ah les apparences ce qu’elles sont trompeuses !!..Il était complétement le contraire de ce qui paraissait ..Il avait des ambitions et de belles visions dans la vie ..Il valorisait chaque pas dans sa vie..Il était trés attentionné (et n’a pas cessé de regarder à travers mes ballerines :p :p , c aprés qu’il m’avoua qu’il voulait connaitre la couleur de mon vernis) ..On avait bcp de points en commun..On s’est dit a mainte reprises « ah toi aussi tu aimes ca..,moi aussi,je me croyais le seul a l’étre »..On a parlé et parler et parler jusqu’à midi..Tout le monde débarqua et le jardin ne nous appartenait plus à nous deux !..son ex était venue aussi , on a déjeuné tous ensemble avec d’autres amis .
Son Ex, cté une fille trés sympa , je l’appréciais ..mais ,d’aprés ce que j’avais compris, elle n’a jamais su s’imposer dans leur relation !
Il me dit mon petit coeur sur facebook, ca m’avait trop géné ..
Et enfin vint Notre Fameux JEUDI..Il méttait une jackétte grise et moi un pul rouge ..on s’est croisé dans la porte de l’ecole , il me proposa de marcher un peu ..on marchait , on parlait de tt et de rien MAIS nos points en commun se renforcaient d’avantage ..j’étais indépendante , et je lui est avoué que je ne crois jamais en « amour » et que tout est métrisable par notre raison , le reste est psychique!..je lui est avoué que mon avenir m’importait plus que tout et a quel point je suis pragmatique..je lui es avoué que je suis la pupil des yeux de mon papa et à quel point il m’aime ..j’ai tout fait pour ne jamais l’inciter à m’aimer car il ne receverai rien en revanche ..mais en vain, le destin a tracé notre chemin …Il m’a aimé comme un fou , alors que moi j’étais restée reservée à l’égard de mes sentiments ..il exprimait son amour jour et nuit et moi je gardais mes sensations pour moi méme ..j’avais tellement peur ..cette faiblesse , cette dépendance,cette angoisse,ce vertige quand je le vois, ces « butterflies » quand il m’embrassait, cette joie quand il me serrait contre lui comme si j’allais échapper de ses mains ..il est si attentif, si doux , si romantique, si Bon ..comment s’empécher de l’aimer?..A en devenir folle! méme !
Ca c une autre histoire..
Publié dans Non classé | Pas de Commentaire »